vendredi 9 octobre 2009

Chapitre 10 : Prenzlau, Oflag IIA, de juillet 43 à juin 45

Rappel historique
De juillet à fin 1943 : les alliés débarquent en Sicile, puis en Italie ; en septembre, capitulation de l’Italie, débarquement allié au nord de Naples.
Les russes libèrent la plus grande partie de leur territoire.
En 1944 : Juin : prise de Rome.
Débarquement en Normandie
Septembre : libération de Paris et de la Belgique.
Juillet à octobre : les allemands sont chassés de Roumanie et de Bulgarie ainsi
que de toute la Russie.
En 1945 : janvier : les russes sont à Varsovie.
Mars : les alliés franchissent le Rhin
Les russes sont sur l’Oder.
Mai : prise de Berlin. Le 8 mai, fin de la guerre.
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C’est vers le 20 juillet que nous débarquons dans la gare brandebourgeoise de Prenzlau ; il fait chaud et nous marchons le kilomètre qui nous sépare de la caserne où l’on va nous enfermer. Tout est vaste ici ; la cour est immense, les allées entre les blocs sont bordées d’arbres, les terre-pleins qui devaient avoir été des plates-bandes ont perdu leurs fleurs et par-dessus le tout un ciel bleu d’été continental.
Les jeunes, dont les Appliqués de ma promotion, sont installés dans de grands garages aux larges fenêtres et aux portes métalliques ; chacun est divisé en six sections grâce à deux rangées de couchettes disposées côte à côte ; chaque travée à une porte donnant sur un couloir que nous aménageons en disposant des armoires tout le long. Cet immense hangar n’a ni cloisons ni chauffage bien entendu. Entre les châlits superposés, avec des sacs et d’immenses feuilles de papier d’emballage, nous créons des séparations qui, l’hiver, monteront jusqu’au toit pour couper le vent, et qui l’été seront abaissées au niveau du lit supérieur pour améliorer la ventilation. Avec beaucoup d’ingéniosité, nous divisons donc notre espace en alvéoles, afin de s’isoler par petits groupes d’une dizaine de PG, de ne pas se diluer dans l’anonymat des « Kriegsgefangene » : entre gens qui s’entendent bien il faut se serrer les coudes.
Nous serons donc 10 dans notre chambrée ; chaque chambre aura rapidement réchaud « fabrication maison » en boîtes de conserve pour l’évacuation des fumées et en briques volées aux allemands pour le foyer ; de même, en plus des escabeaux fournis, d’origine, nous ferons des fauteuils avec des lattes empruntées au lit et aux armoires. Les tuyaux de ce qui fut un chauffage central nous servent d’étagères. Sur les murs, il y a des inscriptions allemandes dérisoires, comme « il est dangereux de laisser tourner les moteurs » ; nous ne les effaçons pas et contribuerons à décorer le béton par des séries de casseroles, des boîtes de conserve à divers usages, des clous servant de portemanteau quand en été, nous n’aurons plus besoin de nos manteaux comme couverture supplémentaire ; des boîtes de carton servent ce de garde-manger, de pharmacie ou de bibliothèque.
Les lits servent autant à dormir qu’à lire, penser, ruminer, chanter, faire de la gymnastique. Les tables servent autant à écrire qu’à étudier, écouter la musique d’un phono ou jouer aux cartes. Les occupations les plus diverses se déroulent en même temps, sous le même toit et dans un esprit de particularismes bien marqué. Ici l’on fume, là on fristouille, tandis que juché sur une table quelqu’un arbitre un match de boxe ; a ma table et sous une affiche marquée ce « silence » on étudie tandis que dans notre dos un de nos camarades transforment à coup de marteau des boîtes de fer blanc en étagères ; plus loin, un PG prend un bain de pieds ; à genoux sur son lit, en voilà un qui souffle dans un clairon, ce qui n’empêche pas son voisin de dormir à poings fermés.
Mon lit est en bas, au dessous de mon compère Victor Houillet. J’y suis souvent assis sur la couverture ornée d’une grecque que je traîne avec moi depuis la Belgique, ce qui a inspiré à notre dessinateur Binamé un croquis à l’encre de Chine intitulé « amitié » où l’on voit mes jambes garnies de mules accrochées à mes orteils nus et une autre paire de jambes chaussées de galoches, celles de Max Jacob avec qui j’étudiais l’anglais ; avec Victor, mon frère de captivité, je partageais tout, le pain, les colis, la chaleur et le froid, les misères, les petites joies et ce tout au long des cinq années de notre jeunesse perdue en captivité.
Perdue, certes, mais pas pour le petit monde des parasites qui trouvent là de quoi se gorgée de sang et ne s’en prive pas. Nous organisons une défense énergique. Au printemps, nous démontons les parois des chambrées, sortons les lits, les armoires, passons tout au feu avec des torches de papier et, quelque temps après, puces et punaises se retrouvent à pied d’œuvre avec autant d’acharnement. Nous n’en viendrons jamais totalement à bout.
En été, nous sortons les « fauteuils de jardin » devant les portes métalliques pour un « café clash » de café en poudres et de biscuits Pétain ; les jeunes dont nous sommes jouent au deck-tennis, au football, au handball – je suis extérieur dans une des équipes – ou à la balle pelote ; nous nous offrons une illusion de vacances sportives.
Les moins jeunes organisent l’université de l’Oflag. En particulier nos professeurs de l’école d’Application et son directeur des études nous ont vu arriver avec délectation. Ce dernier, le Major Duren, nous conseille un fermement de reprendre les cours interrompus le 10 mai 1940 ; un certificat officiel consacrerait nos efforts et serait valable pour l’obtention de notre diplôme d’ingénieur après la captivité.
Ceux se de la 96e promotion, qui étaient ingénieurs le 10 mai, s’abstiennent mais notre promotion (97) et la 98e se mettent au travail avec beaucoup de zèle. Le Commandant De Moor, un cousin malgré la différence d’orthographe, nous donne probabilité, topographie, mécanique rationnelle ; le commandant Huyberechts donne résistance des matériaux et statique graphique ; le commandant Cauchie, répétiteur de chimie surnommé l’éléphant, donne la chimie des pétroles qui est fort suivie. C’est par ses conseils qu’il évitera aux distillateurs clandestins de s’empoisonner car, dans certaines chambrées, les amateurs d’alcool montent des alambics et fabriquent des liqueurs qui servent au troc ou les aident à supporter les heures sombres.
Je suivais en plus, pour le plaisir, un cours de sténographie. J’obtins les fameux certificats pour les cours suivis mais ils ne furent d’aucune utilité : à notre retour en Belgique on nous obligea quand même à faire pratiquement une année d’études ! Quelle désillusion ! Nos chefs n’avaient pas su nous conseiller en 1940 et nous avaient jetés dans les prisons allemandes ; de plus, de retour au pays, on nous enrôlait comme de jeunes troupiers à l’école de Tervueren, puis nous retrouvions les bancs de l’ERM pendant neuf mois : de nombreux camarades, frustrés, allaient quitter l’armée et se lancer, souvent avec grand succès, dans des carrières civiles.
Dans le camp, il y a aussi les « anciens », une trentaine de généraux qui supportent mal mais dignement cette vie très dure pour leur âge ; pour eux, la désillusion, l’amertume de la défaite, la certitude de s’être trompé ou d’avoir été trompés et le manque d’espoir de pouvoir reconstruire s’ajoutent aux duretés de la vie journalière.
Des discussions politiques nous occupent aussi car, au fil des années, les épreuves nous ont mûris et nos rancunes s’aiguisent à mesure que la captivité s’allonge. Les Appliqués, nom donné aux élèves de l’école d’application des deux dernières années de Polytechnique, qui avait le plus grand mépris pour le gouvernement Pierlot-Spaak qui les avaient livrés aux allemands puis, la rentrée au pays lui ayant été refusée, s’était réfugié en Angleterre. J’avais aucun de nous n’a pensé qu’il y avait eu collusion entre le roi et ce gouvernement. Nous n’avons même pas émis de jugement négatif lors du remariage de Léopold III ; ce contrairement à ce qui s’est dit plus tard dans certaines émissions de TV, personne à ma connaissance et dans notre groupe n’y a trouvé matière à critique.
C’est encore le major Duren qui nous a invités à nous joindre à « La Flamme », cellule de discussion qui tenait ses assises dans une cave-lavoir du bloc du corps de garde ; bien vite, nous trouvons ces discussions oiseuses et le genre « boy-scout » des membres dirigeants nous éloigne rapidement d’une flamme qui n’arrive pas à nous réchauffer. La discussion spontanée, la réflexion, l’échange gratuit d’idées, la nécessité de confronter nos expériences de vie en vase clos dans ce long enfermement qui n’en finit pas ne peuvent se satisfaire de réunions menées sur ordre deux fois par semaine et conduites par des hommes sans prestige.
Bien entendu, rien ne se complote à « La Flamme » ; on y parlait de civisme, de devoir, de patriotisme, mais sans rien de concret pour attacher nos esprits ou mobiliser nos efforts.
En matière de religion, il y avait peu de controverses ; j’étais encore agnostique mais j’avais beaucoup d’estime pour l’abbé Gillet, resté volontairement en captivité quoique réserviste, qui rassemblait autour de ses services religieux et dans sa chorale les catholiques fervents comme Houillet, Denis, Tonglet, et les belles voix comme Mayence. J’aimais faire l’avocat du diable à l’occasion, ce qui m’avait donné depuis déjà l’école des cadets une bonne connaissance de l’Évangile et de l’Apologétique ; ma conversion ultérieure, en 1946, procède peut-être de ces échanges d’idées qui, tout en me distrayant, ne permettait d’explorer un domaine laissé inconnu par mon éducation.
C’est près du ciel, dans un grenier, qu’avait été installée une chapelle. Là où les grands Aryens blonds s’entraînaient à la gymnastique qui leur a fait parcourir l’Europe au triple galop, on avait organisé un espace de calme, de prières et de recueillement. Sur les murs, un artiste amateur a peint un chemin de croix ; une simple table fait office d’autel, mais cela suffit à exalter une ferveur accrue par la misère et l’angoisse de notre condition ; danse dénuement, la richesse spirituelle des cérémonies liturgiques dépassera en beauté la pauvreté du décor.
Voilà donc le lieu où nous avons passé les deux dernières années de captivité ; à l’arrivée, il me réservait une agréable retrouvaille, celle de mon oncle, le frère de maman, le Major Victor Legrand que toute l’artillerie belge appelait Pit et nous Oncle Pit, sans que personne sache encore pourquoi : cela datait de la guerre 1914-18 où il avait rejoint le front de l’Yser en s’évadant de la Belgique occupée via la hollande. Nous ne devions pas cohabiter bien longtemps, puisqu’il s’évadait de Prenzlau trois jours après mon arrivée ! C’est son aventure que je vais raconter maintenant puisque son héros est mort sans l’avoir écrite.

mercredi 7 octobre 2009

Chapitre 9 : Fischbeck, Oflag X D. Juin 42 – Juillet 43

Rappel historique
1942 : offensive allemande vers Stalingrad et le Caucase ; elle s’essouffle à l’automne ; en novembre, les russes encerclent l’armée de Stalingrad.
En novembre aussi, Rommel est battu à El Alamein ; les anglo-américains débarquent en Afrique du Nord.
1943 : c’est le début de la débacle :
Recul généralisé en Russie.
Évacuation de l’Afrique du nord.
En juillet, les alliés débarquent en Sicile.
Les raids aériens sur l’Allemagne se multiplient.
Le tonnage coulé dans l’Atlantique diminue fortement
C’est donc en juin 1942 que nous partons pour Fischbeck, le camp de prisonniers dont je garde les images les plus saisissantes grâce au talent de notre camarade Charlie Binamé, dessinateur amateur dont la plume va fixer en traits humoristiques ou mélancoliques les différentes étapes de notre vie de captifs. Son premier dessin, intitulé « cauchemar », groupe sous un treillis de barbelés nos trois camps : Juliusbourg et son couvent qui nous a ouvert les portes de la captivité et non celles du ciel, Fischbeck et ses baraquements qui nous abrita tant bien que mal jusqu’en juillet 1943, Prenzlau enfin aux bâtiments bien ordonnés d’une caserne, où s’ouvriront les portes de la liberté en juin 45.
Nous quittons Juliusbourg en train voyageurs, embarquant un matin avec nos bagages. Victor Houillet et moi possédons deux cantines, deux valises, deux besaces et deux couvertures. Il s’agit de tout emporter et nous y arrivons. On nous distribue une ration de voyage, pain, marga, saucisse. Le train roule à petite vitesse et nous nous arrêterons bientôt pour permettre aux travailleurs qui entretiennent la voie de se ranger. Ce sont des prisonniers français que nous surprenons à jeter du sable à la pelle dans les boîtes de graissage des wagons ! Ni vu ni connu nous repartons et nous arriverons tout de même à destination. Un peu plus loin, nous longeons un camp de prisonniers russes ; ils sont derrière des barbelés où ils s’accrochent en hurlant à notre passage ; nous leurs jetons du pain, des cigarettes, mais leurs gardiens lâchent des chiens et se précipitent en les frappant sauvagement à coups de gourdin, tandis que nos sentinelles nous obligent à fermer les fenêtres. Vers la fin de la journée, arrêt dans une petite gare ; aux alentours, aucune maison mais une route qui nous conduira, traînant nos bagages sur quelques kilomètres, pas loin de l’Elbe.
L’été est là et nous facilite l’emménagement ; il fait chaud, les bouleaux sont couverts d’un feuillage léger. À l’ouest l’horizon est limité par une dune de sable sur laquelle se trouve une batterie de DCA ; à l’est, en direction de Hambourg située à une quinzaine de kilomètres, des ballons survolent la ville et oscillent dans le ciel bleu ; tout autour du camp, des maisons se profilent sur un fond de verdure ; il y a, bien sûr, une double rangée de barbelés, une file de poteaux électriques dont les lampes s’allument dès que la nuit tombe et des miradors où se relaient les sentinelles.
Le camp est déjà occupé, depuis peu, par des officiers belges venus d’autres petits camps ; ils ont remplacé des français partis ailleurs – mystères de l’administration : pendant toute la guerre les KGF (Krieggefangene, sigle officiel pour nous désigner) iront de camp en camp, mobilisant des trains et des hommes pour les convoyer, sans qu’on puisse imaginer les motifs de ces déplacements. Les baraques préfabriquées sont groupées par deux accolées par un bout ; chacune est divisée par un couloir central sur lequel s’ouvrent les portes de 10 chambres ; chacune contient 12 lits superposés par deux, une table, les tabourets de bois déjà bien connus, deux fenêtres ; une ampoule de 25 watts pend du plafond. Au fond du couloir, il y a deux chambres plus petites servant chacune de logements à deux officiers supérieurs âgés ; près de l’entrée, à gauche une cuisine et à droite le WC de nuit, c'est-à-dire une pièce où se trouvent deux touques que les ordonnances vident tous les matins. Au centre du camp, de plus petits baraquements contiennent les douches, les lavoirs, les WC et de petits locaux servant entre autres aux répétitions de la chorale. Ceux qui vont se laver sont plus ou moins déshabillés ou habillés selon la température ; ceux qui font la file pour se soulager affichent un air de résignation, car l’attente peut être longue ; ils ont un journal ou un livre en main ; ceux de la chorale ne font pas la file ; ils ont leur partition, un piano ou de la bonne humeur pour un certain temps qui varie avec la durée des répétitions.
Dans nos chambres peu éclairées le soir, nous avons tôt fait d’améliorer la situation : en enlevant les lattes qui recouvrent les joints des panneaux de bois dont sont faites les parois et en y plaçant les fils avant de les reclouer, nous aménageons des prises invisibles qui permettent d’utiliser des lampes supplémentaires dont une de 100 Watts au plafond, et nos petits chauffe-eau instantanés faits de deux plaques découpées dans des boîtes de conserve qui permettent de faire bouillir un bol d’un demi-litre en moins d’une minute. Pour les ampoules, un soldat allemand, à qui nous donnons des cigarettes, va les cueillir dans les bureaux de la Kommandantur et nous les passe quand il vient nous réveiller, ainsi que des briquettes pour alimenter un poêle qui ne servirait à rien sans cet apport providentiel.
L’appel se fait le matin et le soir ; le matin, un soldat entre en criant « Aufstehen » ; il est difficile de susurrer ce mot là et aucun dormeur ne résiste à cette injonction ; nous tombons de nos lits, résignés ; le soldat vérifie que tous les occupants ont quitté la baraque et on se range sur la « place » au son d’une cloche. Ce rassemblement est l’occasion d’afficher une fantaisie vestimentaire peu en accord avec la tenue impeccable de nos gardes-chiourme : les calots, les bérets, les casquettes, les passe-montagnes, les galoches, bottes, sabots et pantoufles, les vestes, trainings, manteaux rapiécés, les barbes, moustaches, favoris, les garde-à-vous approximatifs, les dos voûtés, les mains en poche, affichent un laisser-aller, une indiscipline manifeste. « Das ist schade », disent nos gardiens qui ne comprennent pas ce genre de manifestation d’indépendance.
Pourtant, sous cet aspect dérisoire, ces loqueteux qui sont tout ce qu’on veut sauf asservis, mijotent des évasions, des percements de tunnels, des escalades de barrières électrifiées, des promenades à l’air libre qui demanderont des trésors d’ingéniosité et de courage.
Et le temps passa, marqué pour moi par la lecture, journaux belges « collabos » et allemands, livres de la bibliothèque, par l’apprentissage de l’anglais, par la réception de colis, soit de la Croix-Rouge française avec les biscuits Pétain, ou de ma tante à liège, de la Croix-Rouge belge et même les premiers colis américains plein de merveilles : cigarettes, chocolat, poudres d’œuf, spam, etc.
Je joue beaucoup au bridge et au poker, un peu aux échecs ; j’écris à la famille et à Simone sur les cartes ou le papier réglementaire que nous recevons deux fois par mois et, comme tout le monde, je tourne en rond quand le temps le permet. Et il y a aussi toutes les corvées de la vie journalière : la popote (on n’ose pas dire la cuisine), la vaisselle, la lessive, les raccommodages ; il y a aussi quelques distractions, pièces de théâtre, concerts, conférences.
La petite cuisine à l’entrée de la baraque devait servir aux 120 prisonniers ; aussi dut-on organiser son emploi : deux PG étaient de service chaque jour pour cuire tout ce que les autres amenaient ; j’assurais ce service une fois par semaine avec Max Jacob. On avait inventé des méthodes originales pour utiliser au mieux la cuisinière à deux trous de cuisson dont nous disposions : casseroles norvégiennes, faites de boîtes de conserve aplaties et isolées par des journaux pour achever les cuissons de légumes secs, boîtes métalliques percées de trous qui permettaient de cuire six portions de pâtes dans une casserole sans les mélanger ; l’ingéniosité des PG était étonnante et leur capacité d’utiliser tout ce qu’on jette dans la vie ordinaire était stupéfiante.
Nos gardes sont déjà de vieux soldats bonasses avec qui nous faisons du troc ; nos cigarettes valent de l’or car eux commencent à en manquer. Le ciel est encore serein au dessus de Hambourg. Quand nous y arrivons, les allemands retrouvent une nouvelle vigueur : leur offensive en Russie les amène jusqu’à Stalingrad ; en Afrique du nord Rommel menace le Caire ; mais huit mois plus tard tout est changé : les alliés sont en Algérie et au Maroc Rommel a été battu, l’armée de Stalingrad est encerclée et le ciel n’est plus du tout serein à Hambourg. Les avions alliés viennent de temps en temps bombarder la ville ; les américains attaquent de jour les batteries antiaériennes qui l’entourent, les anglais attaquent le port de nuit ; une bombe incendiaire tombe même sur une des baraques du camp, traverse le toit, perce une table et le plancher, s’enfonce dans le sol et va s’éteindre sans exploser dans le sable.
En juillet 1943, tous les officiers d’active doivent quitter Fischbeck pour être remplacés par les officiers de réserve qui sont à Prenzlau. La semaine après leur arrivée, ces derniers pouvaient dire que nous leur avions gardé la place chaude car ils seront les témoins, beaucoup trop proche à leur gout, du plus terrible bombardement qu’eut à subir Hambourg : le jour sans arrêt, jour et nuit. 150 000 allemands périrent brûlés par les bombes au phosphore, noyés quand les digues de l’Elbe auront sauté, tués par les SS qui préféreront les achever que les laisser flamber vivants. Mais ce drame nous fut épargné : nous avions déjà pris un train de voyageurs en direction de Prenzlau, traversant de nuit Berlin qui vient d’être bombardé et arrivons à destination le lendemain.

mardi 6 octobre 2009

Chapitre 8 : Juliusburg, Oflag VIII C – Oct. 40 – Juin 42


Rappel historique
Fin 1940 : Bataille d’Angleterre ; les allemands n’arrivent pas à détruire par leurs bombardements la volonté de lutte des anglais
1941 : Année faste pour l’Allemagne.
Mars : les allemands viennent à l’aide des italiens en Libye et repoussent les anglais.
            Avril : invasion et conquête de la Yougoslavie et de la Grèce
            Mai : conquête de l’île de Crète
            Juin : invasion de l’URSS, avance rapide, prisonnier nombreux ; les allemands sont devant Moscou et Leningrad en octobre
            Décembre : entrée en guerre du Japon, qui attaque les USA. Mais fin 1941,1es allemands sont repoussés devant Moscou, doivent reculer de plus de 150 kilomètres et ont de lourdes pertes.
1942 : au printemps, offensive allemande vers Stalingrad et le Caucase, échec devant Stalingrad.
            Novembre : contre-attaque anglaise en Libye, recul rapide allemand.
                             Débarquement allié en Algérie et au Maroc.
L’armée allemande de Stalingrad est encerclée ; elle devra capituler début 1943

Juliusbourg est une bourgade située en basse Silésie, pas loin de Breslau ; maintenant cette région a été rattachée à la Pologne. Le camp où nous fûmes enfermés était un pensionnat de jeunes filles tenu par des religieuses. Pour nous accueillir, il devint l’Oflag VIII C par l’édification d’une double haie de fil de fers barbelés séparés par des rouleaux de barbelés entassés entre les deux haies ; vers l’intérieur, un fil bas nous empêchait d’approcher à moins de trois mètres. Aux quatre coins, des miradors surveillaient l’intérieur du camp ; les couloirs du bâtiment avaient été murés pour laisser l’usage de l’une des ailes aux religieuses, qui continuaient à exploiter une ferme contigüe.
Nous étions donc maintenant dans un Oflag, camp d’internement pour officiers ; il y avait, outre 325 officiers belges, 65 officiers hollandais de l’armée d’Indonésie, 84 sous-officiers et soldats belges faisant fonction d’ordonnances. Il faut dire que, si les officiers hollandais avaient été libérés après la capitulation de leur armée, ceux qui appartenaient à l’armée des indes néerlandaises et qui étaient aux Pays-Bas par hasard en mai 1940, ne le furent pas. C’était presque tous des Malais, animés d’une haine féroce des allemands et d’un esprit de résistance qu’aucun échec allié ne diminuait ; parmi eux, un certains princes Bayatto était un joueur d’échecs imbattable qui organisait des parties simultanées, où il jouait contre 20 adversaires et gagnait plus de la moitié des parties.
Les japonais, que leur armée allait bientôt combattre à Bornéo, Java et Sumatra, réservaient à leurs compagnons d’armes un sort bien plus terrible. Une de nos amies hollandaise, Hetty Dijckstra, qui avait 15 ans au moment de la conquête de Sumatra par les japonais, y fut prisonnière pendant cinq ans dans la jungle et, si elle survécut avec sa mère et son petit frère, son père ne s’en tira pas.
C’est à Juliusburg que nous avons perdu tout espoir d’être rapatriés car cet été là, les allemands gagnaient sur tous les fronts. La vie devint rapidement celle de tout reclus qui passe le temps à survivre malgré les déconvenues, la faim, la tristesse, les alternatives d’espoir et de désespoir. Tout cela nous avait soudés, nous les 43 appliqués de trois promotions, et amenés à nous organiser par deux ou trois pour augmenter les chances de tenir le coup. Jamais nous n’avons pensé que la captivité durerait si longtemps, heureusement d’ailleurs car nous aurions perdu courage ; grâce à une radio clandestine nous avons été au courant de l’échec allemand devant Moscou et du désastre de l’hiver 41-42, ce qui nous incitait à clamer plus fort que jamais le slogan qui clôturait toutes les discussions sur l’évolution de la guerre : « et puis, de toutes façons, quoiqu’il arrive, les boches sont foutus ! »
Le couvent comportait un bâtiment de façade et trois ailes ; et nous en fallu deux comme pour des anges déchus que nous étions malgré nos étoiles dorées. Sur deux étages de lits, on entassa la plupart des Appliqués à 52 dans la plus grande chambre qui portait le numéro 107 et deviendra pour les gardiens « das berühmte Zimmer 107 ». Je me trouvai dans un coin en bas avec, à côté de moi, Victor Houillet avec qui j’étais « en ménage », partageant les corvées de la vie journalière et les colis reçus ; au dessus, Nick Kaivers, grand fantaisiste et merveilleux joueur d’harmonica, et a côté de lui son inséparable Legrand, toujours aussi pince-sans-rire. Paillasse avec housse et couverture, pas de poêle mais le chauffage central toujours froid : c’était tout de même réconfortant ce symbole du confort qui, par -32° nous évoquera de tièdes soirées familiales. C’est à Juliusburg que le premier colis nous arriva à Victor et à moi, de Limoux grâce à la diligence de Mme H et de la Croix-Rouge française.
Au moyen de boîtes de conserve reçues, dégustées, lavées, et soigneusement mises de côté, nous allions très vite inventer la « choubinette », réchaud à double combustion qui brûlait du bois ou du papier et qui nous permettra de cuisiner les denrées reçues du camp ou dans les colis ou échangées au marché noir. Celui –ci était en fait un marché d’échange ;  la monnaie de base était la « Junac », mauvaise cigarette polonaise distribuée par le camp ; la formule fondamentale, établi par notre chef de chambré, le capitaine Leclercq, était « trois Junac pour une part de beurre, deux Junac pour une Belga » ; à partir de là, se basant sur une table des valeurs alimentaires exprimées en unités  herbagères fourragères trouvée dans une publication à l’usage des vétérinaires, il calculait la valeur d’échange de n’importe quoi, ce qui entraînait d’énormes discussions et de bonnes parties de rigolade.
Un seul repas était pris en commun au réfectoire, vaste salle servant tour à tour de salle de réunion, théâtre, récréation et mangeaille ; il y avait deux services pour le repas de midi qui consistait en une soupe de légumes fournis par les mains pieuses des jardinières conventuelles ; nous allions en file, la gamelle à la main (j’avais une belle gamelle française gravée dans son aluminium de noms et de dessins, échangée à Hammerstein à un soldat français contre je ne sais plus quoi ; je l’ai gardé bien longtemps, puis elle a disparu dans un déménagement) pour recevoir notre louche que l’on mangeait à table sur place. Ou distribuait dans les chambres le « café » (un jus infect de malt ou d’un autre ersatz) du matin et du soir, ainsi que le pain, la marga, et la « wurst », le fromage ou la marmelade qui l’accompagnait. Je vous assure qu’il ne restait aucune miette tombée de la table du seigneur et, la table une fois desservie, les nourritures spirituelles faisaient notre dessert.
Personne ne doute que « l’homme n’a pas besoin que de pain » ; aussi, une fois le pain assuré, l’objectif second de tout interné, en Russie, en Chine ou en Allemagne est de se distraire, de tuer le temps, cet ennemi perpétuel du prisonnier. Cours d’anglais, d’allemand ou de russe, livres de la maigre bibliothèque, jeu de dés, de cartes, whist, King, bridge, poker ou belote. Nos promenades étaient limitées par les barbelés qui nous enfermaient dans une cour exigüe mais certains (pas moi) parvenaient à y jouer au deck-tennis et au volley-ball. Les allemands nous avait autorisés à acheter des instruments de musique : ce fut une vraie débauche ; rien que dans notre chambre il y avait deux guitares, trois banjos, cinq ou six harmonica à bouche et une mandoline que je m’étais offerte (comme je n’ai aucune oreille, je me suis jamais parvenu réellement en jouer) ; pour éviter que tout le monde ne devienne fou, on avait fixé deux périodes de musique, une demi-heure juste avant la soupe de midi et une heure l’après-midi ; le début et la fin était indiqués par de vigoureux accords de banjo donné par Jeanmart – un futur colonel des fabrications militaires -, ce qui déclenchait la cacophonie générale et la fuite de ceux que la « musique » n’intéressait pas.
Notre chambre de 52 jeunes de 21 à 25 ans n’était pas un havre de silence, ce qui nous valut des disputes avec les chambres voisines où logeaient de vieux officiers de toutes catégories, payeurs, pharmaciens, aumôniers et autres, ramassés comme nous dans les arrières de l’armée belge repliée dans le midi. Quand le chahut se prolongeait trop après l’heure d’extinction des lampes, c’est avec les sentinelles, qui arpentaient les couloirs de nuit, que nous avions des démêlés ; parfois même nous parvenions à faire venir le sous-officier de service ou à faire se lever l’officier de garde : gros succès à notre point de vue mais source de remarques acerbes des « vieux » du genre « vous allez nous attirer des ennuis avec vos gamineries ».
autre cause de tumulte, l’ouverture des fenêtres la nuit par les -32° de l’hiver 40-41 ; tous les soirs, c’était la même discussion pour savoir si nous allions périr asphyxiés par la respiration des 50 dormeurs, ou si nous allions geler, ou laisser geler ceux qui étaient proches des fenêtres ; ceux qui en était éloignés en appelaient à la « sélection naturelle » et aux théories de l’évolution des espèces ! Je crois que nous avons été alternativement gelés et asphyxiés sans que l’on doive évacuer de moribonds.
Bientôt les officiers de réserve flamands furent rapatriés. Certains flamands d’active sont dirigés vers un camp spécial où ils seront soumis à une propagande intense ; certains – mais aucun Appliqué – rejoindront plus tard la Wehrmacht sur le front russe. Ceux qui vivaient encore en 1986, nous les avons revus à la TV, essayant de défendre leur conviction d’antan et y réussissant bien mal, tel ce commandant Hellebaut qui quitta le camp de Prenzlau en 1943 pour aller commander la légion wallonne, troupe belges sous l’uniforme allemand. Jugé à la fin de la guerre, condamné à mort mais non exécuté, il sera libéré en 1983, à temps pour participer, un an avant de mourir, à l’émission « l’ordre nouveau » où il plaidera sa cause avec une mauvaise foi et des sarcasmes indignes. Son homologue Léon Degrelle, lui aussi condamné à mort par contumace, réfugié en Espagne, naturalisé espagnol et non extradable, continue ses exhibitions burlesques, affligeantes et mensongères devant les caméras de la TV.
Mais la vie dans le camp continuait, et comme la guerre est un grand drame plein d’horreur, nous y mettions quelques entractes reposants. C’est ainsi que nous avons monté une pièce de notre cru « Yolande de Courteclache », pièce drôle, satirique et dont la préparation nous donna beaucoup de joie ; on fit aussi, dans la chambre 107, une revue représentant la captivité à différentes époques, romaine, guerre de 100 ans, etc. , ce qui nous permettait de nous manquer allègrement de tous ces « vieux » qui ne voulaient pas ennuyer les allemands par crainte des ennuis ; une pièce plus sérieuse vint prouver les talents de comédiens de certains d’entre nous , y compris dans les rôles de femme et mes aptitudes de peintre de décors, dont les maquettes étaient l’œuvre de Charlie Binamé dont je reparlerai.
Au printemps 1942, deux amis, Remy (frère de Hergé et prototype de Tintin) et Ponsard, décidèrent de s’évader et réussirent à sortir du camp. Pendant cinq jours, toute la chambre, par des tours de passe-passe, réussit à camoufler leur absences ; des comparses ayant endossé les vêtements et l’identité des manquants, répondaient pour eux aux appels, jusqu’au moment où ils furent repris. C’est alors qu’en ramenant les fugitifs au camp, les allemands furent confrontés à deux Rémy et deux Ponsard, tous authentiques ! Il fallut bien alors avouer la supercherie.
J’ai déjà parlé du poste clandestin de radio ; grâce à lui et au service de diffusion dont on lisait les bulletins dans chaque chambre tous les soirs, nous savions que l’offensive allemande, jusque là foudroyant, avait connu un arrêt brutal en novembre devant Moscou, et qu’en décembre, alors que ce terrible hiver bat son plein, la Wehrmacht a dû reculer par endroits de plus de 200 kilomètres. Les communiqués continuent à claironner l’issue favorable de « durs combats défensifs », mais Hitler à imposé à ses généraux de concentrer les troupes dans les villes et de les y laisser encercler par les russes, qui foncent dans les intervalles. Sur une grande carte au mur de la chambre nous portons avec deux bouts de laine de couleurs différente le front selon les communiqués allemands et celui que nous fournit la BBC ! Mais aussitôt une fouille du bâtiment est opérée, qui laisse le poste introuvable. Je n’ai personnellement jamais su où il était caché ou qui s’en occupait.
Tandis que le froid s’intensifie, nous ne quittons pratiquement plus nos vêtements, nos manteaux qui servent la nuit de couverture supplémentaire. Et le soir, pour nous réchauffer, nous organisons un jeu de roulette ! Il a beaucoup de succès dans le camp ; certains s’y ruineront et l’un d’eux fera vendre une maison en Belgique pour payer ses dettes. Dans l’espace étroit entre le bâtiment et le barbelé, les prisonniers se promènent, tournent en rond par deux, par trois ou seuls, les mains dans les poches, le col relevé autour des oreilles que le képi ou le calot ne couvrent pas, croisant les sentinelles bottées, casquées, qui patrouillent de l’autre côté du barbelé sous l’œil vigilant des miradors.
Ni puces, ni poux dans ce camp ; le pensionnat de jeune fille avait des lavoirs et des douches ; un seul de nos camarades devra être passé de force sous la douche, tondu et rasé d’autorité ; on l’appelait « barbe à poux » ; il refusait de se laver de se raser, broyait du noir et fut rapatrié pour cause de folie… simulée ou pas ? De toute façon il avait roulé les allemands.
Nous sommes restés un an et neuf mois dans ce couvent, souffrant du confinement, du froid mais assez peu de la faim, sauf tout au début avant que les colis n’arrivent ;  comme j’étais maigres comme un clou, peut-être avais-je moins besoin de manger que les plus gros ?

lundi 5 octobre 2009

Chapitre 7 : Hammerstein, Stalag II B – 14 sept., 12 oct. 1940


Hammerstein situé à la frontière polonaise pas loin de Dantzig (Gdansk maintenant), était un camp activement organisé pour recevoir et enregistrer les milliers de prisonniers, soldats polonais, français, belges, rassemblés pour aider aux travaux dans les fermes. Ils sont distribués dans les grands domaines pour y remplacer les hommes mobilisés et, en général, ils n’y sont pas trop malheureux, contrairement à ceux qui iront dans les usines ou la vie est terrible.
Au moment de notre arrivée, ils étaient occupés à la récolte des pommes de terre, qui avait mûri pendant que les paysans poméraniens semaient des obus aux quatre coins de l’Europe. En tant qu’officiers et selon la convention de Genève nous n’étions pas astreints au travail ; aussi ce premier mois de camp ne me parut pas trop pénible mais terriblement ennuyeux. Nous n’étions pas rudoyés et nous n’étions pas encore méfiants ; d’ailleurs, disait le commandant à l’air assez débonnaire, nous allions être libérés. En effet, très rapidement les élèves des deux années de l’école militaire qui n’avait pas encore l’étoile dorée de sous-lieutenant sont embarqués pour la Belgique. D’autres trains de belges arrivent cependant : un groupe de cavalerie motorisée fait prisonnier à Paray-le-Monial tandis qu’il remontait vers la Belgique, l’école d’aviation venant de Oujda (Maroc), elle aussi en route pour le Pays. Des militaires étaient raflés on ne sait pourquoi, alors que d’autres ne l’étaient pas, prirent un emploi civil, continuèrent à leurs études et/ou firent de la résistance. Les allemands, aussi surpris que nous par leur victoire rapide, se trouvaient en pleine désorganisation.
On nous installe donc – provisoirement - dans de grands baraquements disposés le long d’allées rectilignes ; il y a des châlits superposés à trois étages avec des housses remplies de son ou de sciure de bois et une couverture pour chacun ; pas de chauffage et, comme les nuit commençait à se faire froide, j’étais bien heureux d’avoir traîné avec moi une couverture beige à grecques brunes depuis mon départ de Bruxelles ; il y avait des « commodités » pas loin des baraques qui nous étaient réservées car nous étions séparés des soldats par des barbelés assez symboliques ; au bout du camp, les cuisines et les douches. Le matin, des soldats amènent des bidons devant chaque baraque pour nous distribuer un quart de malt ; à midi, distribution de soupe assez épaisse avec du lard, des pommes de terre, du chou ou des pois ; le soir, dans des caisses munies de brancards, on nous amène la rations de pain –un pain pour quatre si ma mémoire est bonne - , margarine, saucisson ou fromage ; le régime n’est pas copieux mais je ne me souviens pas d’avoir eu faim. Le courrier est autorisé sur des cartes qui nous permettent d’écrire quelques lignes brèves, relues par la censure mais essentielles pour rassurer les familles.
Un commandant des Guides, van den Branden de Reeth, organisa très vite un « journal parlé » quotidien à partir des journaux allemands et des nouvelles reçues de Belgique dans les lettres ; cela entretenait le moral mais prévenait les évasions puisque tout indiquait que les prisonniers belges allaient être renvoyés chez eux après la récolte des patates : c’était la rumeur en circulation en Allemagne comme en Belgique, au point qu’en 1980, des amis allemands s’étonnèrent beaucoup, au cours d’une soirée chez eux à Werl, de découvrir que j’étais resté cinq ans en captivité. Victor Houillet, Maurice Denis et moi discutions bien d’une évasion possible. Le camp était mal gardé et nous avions trouvé un endroit situé à mi-distance des deux corps de garde qui échappait à la vigilance des sentinelles. Mais les nouvelles propagées dans le camp, l’assurance réitérée des allemands que nous allions être libérés, l’impréparation par manque d’une organisation sérieuse, comme celle qui fut mise en place plus tard, nous firent différer l’exécution du projet.
Les baraques étaient sinistres, avec leurs 150 lits superposés par trois, quelques tables et de rares tabourets, de faibles ampoules qui éclairaient à peine, l’obscurité qui tombait de plus en plus tôt. Pour se distraire, on tournait en rond dans l’espace qui nous était réservé en bavardant de choses et d’autres, on s’initiait au marché noir avec les polonais, déjà maîtres en la matière ; l’abbé Gillet, aumônier de réserve et maître de chant dans un collège de Dinant, organisa une chorale dont je fus exclu dès la première séance pour manque total d’oreille ; un commandant d’administration, qui me faisait l’effet d’un ancêtre, emmitouflé dans son manteau et son écharpe et fumant sa pipe, me proposa un soir une partie d’échecs : il me battit trois fois en moins d’une heure et déclara que je n’étais pas de force à jouer avec lui ! J’étais tellement vexé que je demandais à l’oncle Louis, qui était mon correspondant habituel en Belgique en dehors de ma sœur, de m’envoyer le traité de Tartakover que je reçus plus tard et qui me permit de prendre ma revanche.
Cependant la guerre continuait contre l’Angleterre ; les allemands se vantaient de leurs victoires aériennes, les rumeurs belges arrivée chez nous je ne sais comment parlait de tentatives de débarquement repoussé par les anglais et de milliers de brûlés allemands dans les hôpitaux de Bruges.
Après juste un mois de ce régime, avec un préavis très réduit, on nous mit en train, non pas pour Bruxelles mais pour un autre camp que les allemands avaient eu le temps d’organiser pendant qu’ils nous endormaient avec de belles paroles : ce sera cette fois un camp pour officiers, l’Oflag (Officieren Lager) VIII C à Juliusbourg, Silésie.
Remarque : je ne trouve nulle part sur le net la moindre allusion à ce lieu ni à ce camp...

vendredi 2 octobre 2009

Chapitre 6 : En voyage

Petit rappel Chronologique
10 mai 1940 : Hitler envahit la Belgique et la France
6 septembre : Le train avec la CISLA quitte Limoux
14 septembre : arrivée au camp de prisonniers de Hammerstein
13 octobre : arrivée au camp de Juliusbourg, près de Braslau
Juin 1942 : installation à Fischbeck près de Hambourg
Juillet 1943 : déménagement pour Prenzlau, entre Berlin et Stettin, où nous sommes libérés par les russes en avril 1945 et d’où nous rentrons en Belgique en juin.
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Le train à bestiaux nous attendait donc en bordure des vignes, les portes grandes ouvertes pour nous inviter à entrer, où se pressèrent nos instructeurs, notre commandant le Major Debatty, nos bagages, les friandises offertes par les familles limouxines, avec la perspective d’être ramenés en Belgique pour y être démobilisés. Dans la nuit du 5 au 6 septembre, tiède et douce, le capitaine H et Simone m’accompagnèrent à la gare ; les « appliqués » de ma promotion et quelques autres s’installèrent à 25 dans un grand wagon ; derniers adieux et à 0 h.47 – selon les notes de Paul Hermand – on se mit en route ; Béziers, Lunel, Avignon, Lyon, tout cela dans une certaine euphorie malgré les plaisanteries énervantes d’un certain Legrand qui nous parlait de la Poméranie eu de ses plaisirs ; il avait bien deviné mais n’est quand même pas descendu du train !
Nous fûmes brutalement tirés de notre torpeur le 7 septembre au passage de la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône : le bruit des bottes allemandes sur le quai, la rafle de nos révolvers, la fermeture des portes de nos wagons et l’adjonction à l’avant et à l’arrière d’un wagon de sentinelles ne laissaient rien présager de bon.
J’avais posté pour Simone une lettre dont le cachet mentionne « Entrepôt de Peyraud-Ardèches » ; elle est datée du 6-9-40 et j’y écrivais « nous sommes arrêtés à une cinquantaine de kilomètres de Lyon, il fait une chaleur torride, le wagon est sale et je suis tout de noir de poussière de charbon. Enfin cela ne durera pas longtemps, je vous écrirai dès que je serai arrivé en Belgique … ou en Silésie ».
Maintenant le train fonçait vers le nord ; nous arrivons à liège le 10 et, lors d’un arrêt à la gare des Guillemins, je jette une lettre par la lucarne ; elle arrivera à son destinataire, mon grand-père Gustave Legrand. Nous savons à ce moment-là que nous roulons vers l’Allemagne ; Paul Hermand a fait passer un message à sa famille en traversant Namur, d’autres en ont fait autant : nos familles de proche en proche seront alertées.
Bientôt c'est Roermond atteint par de petites lignes, où nous recevons notre première soupe aux pois, la Wehrmachtsoupe, qui sera avalée avec le goût amer de la déception. Puis c’est l’Allemagne à petite vitesse car la priorité est donnée aux vainqueurs ; Aix-la-Chapelle Dusseldorf où on passe le Rhin et on accélère sur la grande dorsale qui traverse le pays d’ouest en est ; voici Berlin entre aperçu pendant un bombardement (déjà) et après avoir traversé un pays tout plat où nous ne connaissons plus rien, au milieu d’une étendue de sable, la petite gare de Hammerstein, tout le monde descend ! Nous sommes reçus sur le quai par un colonel allemand parlant un français compréhensible qui s’excuse de l’inconfort de son camp non prévue pour des officiers, mais nous n’y resterons pas longtemps car bientôt tous les belges seront renvoyés chez eux.
Limoux-Hammerstein, voyage gratuit ; j’ai le souvenir qu’il ne fut pas trop morose et même qu’il fut joyeux grâce à « la marquise », notre camarade André Dumont, qui avait perdu ses grands airs au profit d’une apparente gaieté. Lors de son court séjour à Montpellier il avait entendu et retenu les chansons des carabins locaux et, grâce à lui, nous chanterons en train, au camp, à la promenade et à la barbe des populations allemandes qui regardait défiler, médusées, ces prisonnier rigolard qui scandaient « une, deux, ein, zwei », le cordonnier Pamphile, l’Artilleur de Metz et autres horreurs.
C’était comme si un esprit malicieux s’était embarqué avec nous dans ce convoi de malheur, avait endormi nos réflexes, annihilé notre esprit et nous livrait, port payé, au commandant si poli et prévenant de notre premier camp, le Stalag II B en Poméranie.

jeudi 1 octobre 2009

Chapitre 5 : Les C.R.A.B.

Finalement les autorités décidèrent de nous employer ; il existait un certain nombre d’organismes belges qui avaient besoin d’encadrement : postes d’aide aux réfugiés, dépôts de matériels divers, et surtout les centres de recrutement de l’armée belge appelé « CRAB » dans le jargon militaire.
Au moment de l’invasion de la Belgique, le gouvernement avait fait savoir que tous les hommes non mobilisés de 16 à 35 ans devait quitter le pays par leurs propres moyens et se regrouper en France ; des milliers de jeunes gens affluèrent bientôt dans les cantonnements mis à leur disposition par les autorités françaises. Ils étaient encadrés par des sous-officiers et des officiers de réserve (ou pensionnés repris en service) et devait constituer, après une rapide instruction, une réserve de personnel pour l’armée ; on avait ainsi soustrait à l’ennemi la masse humaine susceptible de continuer la guerre. Mais tout se précipitait car, à peine ces hommes étaient-ils arrivés dans le midi, que les capitulations du 28 mai et du 17 juin soulevaient d’autres problèmes. Certains de ces jeunes gens étaient accompagnés de leurs parents fuyant eux aussi comme beaucoup de belges qui se souvenaient des souffrances de la guerre 14-18 ; d’autres étaient partis en train, à vélo, mais tous dès le début furent assez malheureux. Ils n’avaient pour la plupart que les vêtements qu’ils portaient sur eux la nourriture leur fut distribuée avec parcimonie au gré de la désorganisation et de l’improvisation du moment. Aussi tous ceux de notre promotion furent envoyés à la rescousse dans les différents CRABs avec instruction de réorganiser la désorganisation et munis d’un gros tas de billets pour parer l’urgence.
Je fus désigné pour la 15e CRABs à Nîmes dont les hommes étaient répartis dans différents villages du Gard. Mon ordre de marche était pour Bellegarde où j’arrivai en camionnette ; je fus accueilli froidement par des officiers de réserve qui me dirent sans ambages qu’il n’y avait pas de place pour moi au mess qu’ils s’étaient organisé dans un petit café. On me fournit une chambre chez une vieille dame très gentille et je trouvais un petit restaurant où je partageais la table d’un jeune adjudant des guides, blessé en Belgique mais non admis au mess des officiers !!
Le même soir je rejoignis les autres officiers qui prenaient le frais au premier étage de leur PC, dans le noir et le silence en écrasant de temps en temps un moustique ; comme je proposais de jouer aux cartes ou aux dés (j’avais emporté les deux quand j’avais clôturé les comptes du bar le 11 mai à Bruxelles), je me fis agonir de sottises par le commandant local : « n’étais-je pas conscient des moments tragiques que nous vivions, était-il pensable de jouer aux cartes quand la guerre… les circonstances.. les heures sombres… pas étonnant qu’on en soit arrivé là quand les jeunes officiers partaient en guerre avec des cartes au lieu de penser à arrêter l’ennemi avec leur poitrine comme nous en 14-18…etc. » ; il ne pu terminer sa phrase ni aller au bout sa pensée faute de moyens verbaux la gorge serrée par l’indignation, outragé , scandalisé, blessé dans son patriotisme, il me réaffecta illico dans un des plus petits villages des environs ; je pus passer la nuit dans ma chambrette, prendre congé de la vieille dame et, le lendemain matin, par la camionnette de ravitaillement et sans revoir personne, je déménagais à Bouillargues (à 6 km de Nîmes sur la route d’Arles).
Je trouvai là trois chefs : un lieutenant de réserve d’administration qui supervisait tout de très haut, un sous-officier d’infanterie chargé du ravitaillement, un maréchal des logis de gendarmerie en charge de l’administration ; j’y trouvai surtout l’essentiel : 450 jeunes gens, garçons dépenaillés, affamés, qui donnaient leur sang non pas à la patrie mais à des bataillons de puces ; les allemands en Belgique, tout au moins au début, allaient se montrer moins féroces que ces bestioles qui les firent vraiment souffrir. Grâce au budget dont je disposais, je fis tout de suite enlever des cantonnements la paille grouillante qui servait de litière à ces pauvre garçon et la fits remplacer par de la paille fraîche qui fut tout aussitôt envahie par le deuxième horde suceuse aussi déterminées que la précédente : on décida donc de se passer de paille et de dormir sur les planchers.
Je m’occupai aussi de leur procurer à manger, pensant que si j’arrivais à les engraisser à un rythme assez rapide, les puces n’arriveraient plus à les affaiblir. Je dus aussi persuader mon chef de trafiquer des factures pour pouvoir acheter à chacun une chemise, un pantalon, une paire d’espadrilles ; il faut dire que j’avais reçu un fameux tas d’argent mais a dépenser exclusivement en nourriture. Au marché de Nîmes un marchand consentit à me faire de fausses factures de légumes mais quand, selon la formule employée par les administrations belges, je lui demandai d’écrire « certifié sincère et véritable pour la somme de … (en toutes lettres) » et le priai de signer, puis l’ayant dûment payé lui redemandai de signer à nouveau « pour acquit », il ne fut plus d’accord. Non, cette formule bizarre ne lui convenait pas, c’était louche et pas catholique, il fallait y regarder à deux fois et puis dans le midi, on ne disait pas « certifié etc. », non il ne voulait plus ! Alors il fallut discuter, le convaincre qu’il faisait son devoir en faisant un faux, que nous le déchargions de toute responsabilité mais rien n’y faisait. Il me vint alors une inspiration et j’ajoutai que nous allions aussi lui acheter de vraies patates pour les frites, des haricots et des carottes, est aussi un cochons s’il en avait, et le pastis aidant à dissoudre son inquiétude car ceci se passait évidemment au bistro, il signa « sincère et véritable » et mes garçons eurent des vêtements juste à temps pour réembarquer à destination de la Belgique.
Les allemands nous occupaient bien sûr mais nous ne paraissions plus en guerre et chacun pouvait rentrer chez soi ; déjà les plus débrouillards partaient par leurs propres moyens et l’effectif tomba rapidement à 250, ce qui leur permit de se mettre un peu plus à l’aise dans le « nouveau » château du marquis de Bouillargues où ils étaient casernés. Ce marquis avait construit un nouveau château en face de l’ancien où s’étaient installés les bureaux du « commandement » mais le bâtiment était inachevé : le deuxième étage et les dépendances avaient été perdus au baccarat ! J’avais donc mon bureau dans le vieux castel : une table, quatre chaises, récupérées dans le mobilier entreposé aux étages. Une vénérable poivrière servait de WC et s’ouvrait dans le vide au dessus des douves asséchées : le tout-à-l’égout faisait défaut dans le midi en 1940 mais le soleil brûlant le remplaçait efficacement. Je partageais avec le gendarme une petite maison de deux pièces l’une au-dessus de l’autre, la cuisine et la chambre : il y avait deux cadres de bois avec des paillasses (et des milliers de puces) en haut, une table, deux chaises, un robinet sans eau et un âtre en bas. Le pauvre gendarme, gros et gras, attirait la nuit puces et moustiques qui semblaient dédaigner ma maigreur. Il y avait en face un minuscule bistro où on prenait le pastis du matin au soir, en recommençant avec des artilleurs français cantonnés près du village une guerre « qu’ils n’auraient pas dû perdre là-bas dans le nord » ; il est vrai que ces vaillants guerriers n’avaient combattu que les italiens dans les Alpes !
Au fil des jours mon contingent de CRABs c'était bien amenuisé ; les plus décidés, les plus malins s’éclipsaient et nous fermions les yeux ; en ne signalant pas immédiatement les départs, ma caisse continuait à percevoir 5 francs par jour pour les absents, de quoi améliorer sérieusement l’ordinaire des restants ; nous pûmes ainsi acheter des cochons entiers qui furent intégralement transformés en boulettes sauf la tête qu’un cafetier des environs servit à l’EM sous forme de « fromage de tête ».
Mon camarade Victor Houillet de son côté s’occupait du CRAB de Remoulins, petit bourg situé à quelque 20 kilomètres de Bouillargues et proche du fameux pont du Gard, ce grand aqueduc romain qui amenait l’eau à Nîmes ; cet ouvrage majestueux se construit au dessus de la vallée du Gardon, élève ses trois séries d’arches superposées de belles pierres ocres dans une nature sévère, à peu près inchangée depuis l’an 20 avant Jésus-Christ.
Mme H, accompagnée de Simone avait décidé d’aller passer quelques jours de vacances à Remoulins, auprès de son fils adoptif qui lui réserva une chambre dans le petit hôtel local. J’en profitai pour aller les rejoindre après mon service ; ayant déniché un vieux vélo, je pédalais en uniforme dans cette fournaise méridionale pour aller les retrouver et passer quelques heures avec eux. C’est ainsi que le soir nous faisions à quatre la promenade jusqu’au pont du Gard que Simone s’amusa un jour à traverser au-dessus des dernières dalles.
J’avais 21 ans, Simone 15 et cette courte période pleine de tendres souvenirs marque la naissance d’un grand amour. Nous étions si jeunes et pourtant, c’est alors que nous avons décidé de nous retrouver un jour ; vous le voyez, nos enfants et petits-enfants, nous y avons réussi puisque vous êtes là.
Puis, nous reçûmes l’ordre d’embarquer le restant de nos garçons, environ 200, dans un train vers la Belgique occupée où furent renvoyés chez eux. Libres, en quelque sorte ! Mais les militaires d’active ne pouvaient pas monter dans ces trains. C’est pourquoi je rejoignis Victor à Remoulins, l’aidai à embarquer son contingent, et nous partîmes ensemble pour Nîmes où l’EM du 15ème CRAB ne pensait qu’à rentrer et se refusait à nous faire embarquer avec eux dans les camions venus de Belgique, avec des allemands comme convoyeurs, pour ramener les militaire belge ; mais il refusait aussi de nous donner un ordre quelconque ; nous décidâmes donc de rentrer à Limoux au CISLA, par le premier train.
Arrivés à Carcassonne dans la soirée, nous trouvons la vie déserte, peu éclairée. Empoignant coffres et valises, nous cherchons un logement près de la gare, la micheline de Limoux ne partant que le lendemain matin. L’entrée d’un hôtel peu éloigné est éclairée ; personne à la réception : après une attente raisonnable et de fréquents appels, on décroche une clé au tableau et l’on monte nos bagages dans une chambre dont personne ne nous fait la couverture. Lendemain tôt, toujours personne quand nous descendons nos bagages et repartons à la gare pour rejoindre Limoux.
Dès notre arrivée nous avons repris nos quartiers dans la maison H qui nous avait accueillis avec toutes les démonstrations de l’amitié la plus sincère. Limoux reposait dans la douce chaleur et la torpeur dispensée par un été chaud et sec ; en gare, un train s’assoupissait sous les rayons ardents d’un soleil commençait à mûrir les vignes, à griller les champs et a exciter les cigales. Ce train nous était destiné !
Victor et moi décidons de ne pas le prendre : nous allons nous acheter des vêtements civils chez « Canavi Frères » et quand le train siffla je restai à Limoux.
Les deux jours plus tard, le 28 août, le train revenait et déchargeait dans la petite gare endormie hommes et bagages : plus moyen de se camoufler avec tout ce monde revenu ! Il fallut donc faire connaître notre retour et la vie reprit son cours paisible ; les journées chaudes nous enchantaient, le soleil engourdissait la nature qui préparait ses belles vendanges dans un étalement de matins radieux, de soirs piquetés d’étoiles filantes et de promesses amoureuses qui se réalisèrent six ans plus tard presque jour pour jour.
Bien décidés à ne pas rentrer en Belgique, un des instructeurs, notre groupe des mousquetaires et deux autres, avions envisagé de nous installer à Limoux en achetant une ferme en ruine, Ninode, avec ses vignes en friche et ses champs retournés à la garrigue : on en demandait 30 000 Frs, une paille grâce à un change favorable. Mais dans cette euphorie se glissait cependant une inquiétude ; j’avais reçu une carte de ma sœur rentrée en Belgique qui réclamait mon retour et me disait que la plupart des officiers circulaient librement et que, selon la rumeur publique, les autres allaient rentrer sous peu d’Allemagne. Le père de Victor Houillet était passé à Limoux ; venu dans le midi avec des camions pour ramener des soldats de la région de Dinant, il disait la même chose et conseillait à son fils de rentrer ; il ne pouvait pas risquer de le prendre avec lui, ne pouvant charger que des réservistes. Le gouvernement était toujours en France, zone libre, et la rumeur lui prêtait des intentions de retour (pour une fois elle avait raison mais ni le roi ni Hitler n’acceptèrent).
Tout ceci fit que lorsque nos chefs nous distribuèrent un ordre de marche nous enjoignant de « se présenter aux autorités allemandes, 1, rue du Trône à Bruxelles pour y être démobilisés », je portai mon barda sur le train qui attendait sur une voie de garage depuis plus de 10 jours et je fis mes adieux à la famille H qui avait été pour moi si affectueuse et où je comptais bien revenir. Mais quand ?

mercredi 30 septembre 2009

Chapitre 4 : À Limoux dans l’attente

La guerre étant apparemment terminée pour nous, nos chefs avaient cessé l’instruction militaire et essayaient de nous occuper à des randonnées à cheval ou en vélo, du sport et du pansage des chevaux ; ce jour-là, c’était donc le pic de Bro. C'est une montagne pelée, aride, couverte d’herbes odorantes, que nous avons attaquée à partir de la vallée de l’Aude, là où la pente est la plus raide ; il fallait arriver au sommet et redescendre au village de Pieusse par un versant moins abrupt.
Nous fûmes allègrement au sommet grâce à notre jeunesse et malgré l’ardeur du soleil et l’uniforme. Au fin juin, sur ces pentes rocailleuses, il faisait 38 à 40 degrés, l’ombre est rare et sitôt le sommet atteint, sans attendre les autres, les quatre mousquetaires qui avaient emporté un casse-croûte bien garni préparé par Madame H, ont dégringolé la pente pour aller le déguster dans un bistro le long de la route de la vallée. Puis, repus, reposés, rafraîchis et surtout désaltérés, sans avoir revu le gros de la troupe, nous revînmes à Limoux dans la famille H où Victor et moi avions récemment emménagé.
En effet, le capitaine H ayant été démobilisé était rentré chez lui et nous avait fait si bonne accueil qu’il avait fallu accepter son hospitalité. Le lendemain de l’ascension du fameux Pic nos chefs ne nous ayant pas vus au repas officiel prétendirent que nous l’avions escamoté et nous mirent aux arrêts « à domicile » pour six jours ! Ce furent des jours de paresse, de gourmandise, de plaisirs familiaux bien agréables. L’on apprit à respecter les heures de sieste derrière les volets clos, à goûter les piments farcis, les gratins d’aubergines ; le soir la famille nous sortait en cachette vers Notre-Dame de Marçeille ou nous ne risquions pas de rencontrer la patrouille qui avait d’autres chats à fouetter rue des Remparts où s’allumait une certaine ampoule rouge.
Comme on le voit, nous laissions vivre dans une douce attente d’on ne sait quoi ; la guerre avait l’air de s’être arrêtée, sauf les raids aériens sur l’Angleterre dont nous n’avions que de faibles échos ; le gouvernement belge était toujours en France et ne donnait aucune directive ; j’avais eu des nouvelles de ma sœur et de mon frère dont la randonnée cycliste s’était arrêtée à l’île de Noirmoutier où ils avaient accompagné la famille de la sœur de ma mère, rencontrée par hasard en route ; les allemands avaient adopté une politique de conciliation avec les vaincus, français et belges, s’en faisant non pas des alliés mais des adversaires passifs, peut-être arriveraient-ils à les faire contribuer à l’effort de guerre contre l’Angleterre si celle –ci s’obstinait. Ceci réussit d’ailleurs partiellement avec la France et la politique de collaboration du ministre Laval, de même que certains groupes belges pactisèrent avec l’occupant.
Nous étions encadrés, il nous manquait trois mois de cours pour avoir notre diplôme d’ingénieur, nos chef avait étouffé nos velléité de rejoindre l’Angleterre où le Congo ; nous vivions groupés, solidaires, disciplinés et respectueux des ordres et attendions que quelqu'un décide de notre sort : notre commandant ? Le gouvernement ? Le roi ?
Cependant dans la maison des H, après la fille, le fils Jean était revenu. Mobilisé dans les tirailleurs algériens, démobilisé aussi rapidement se, il nous revenait avec son beau fez rouge et un petit air goguenard. Non, il n’avait pas vu le front, les allemands ayant enfoncé, débordé, anéantit les forces qui tentaient de s’opposer à eux.
Au cours d’une soirée chez les H, il se passa un petit épisode tragi-comique qui nous engagea à nous défaire au plus vite de nos cartouches. Le fils aîné Maurice, lieutenant aux tirailleurs algériens, était venu voir ses parents et nous étions tous autour de la table du salon en train de déguster la Blanquette ; nous avions comparé nos armes – pistolets – respectives et nos impressions sur la guerre. Simone prit machinalement un des automatiques et … le coup partit avec un claquement brutal. Personne ne fut touché. Le capitaine H qui était dans sa chambre crut à un ultime bouchon de blanquette qui aurait percuté le plafond de la salle à manger ; le lendemain la bonne trouvait la balle sous le divan : elle avait traversé le pied de la table, frôlé les 10 paires de jambes, évité Baudouin qui était en face de la tireuse. Dans les jours qui suivirent on nous demande de rendre nos cartouches mais pas nos armes ; nous décidons d’aller les tirer sur des vieilles boîtes de conserve disposées en tas au bord de la rivière, accompagnés de la tireuse experte qui s’assure que l’arme était bien vide en louchant dans le canon !!

mardi 29 septembre 2009

Chapitre 3 : les souvenirs de Simone H


Quant à moi, Simone H, j’étais en pension à Carcassonne où je me préparais a « sécher » un examen de physique-chimie. Encore bien que ce ne fut pas pire car, à 14 ans (presque 15), je me représentais l’état de pensionnaire comme un état plein de joyeusetés et d’impertinence. Encouragé par un père éperdu d’amour mais perdu de remords depuis que la sagesse maternelle m’avait retiré des douces mains des institutrices de Ste Germaine pour m’envoyer suivre un enseignement plus sérieux au lycée de Carcassonne, invitée à la détente et prévenue contre le surmenage intellectuel par ce père trop indulgent, je travaillais peu. Si je brillais en composition française, ce qui ne demande pas trop d’efforts, si je ne perdais pas une miette des cours d’histoire ou d’espagnol qui me passionnaient, par contre le reste du temps je rêvais et je m’amusais. Et voilà que par un effet magique de la capitulation « honorable » celle-là de la France, le 17 juin, nous fûmes en vacances un mois plus tôt que prévu.
Habituellement, c’était aux flonflons  du 14 juillet que les écoliers pliaient bagages, flambaient en chansons un livres et cahiers à l’imitation des héroïques révolutionnaires de 1789 qui brûlèrent la Bastille.
Si 40 millions de français furent capitulards et pétainistes,  je fus de ceux-là, à cet âge si tendre et sans le savoir toute à la joie de ses vacances prématurées. J’arrivais donc un après-midi à Limoux, entrai en glapissant dans la maison, jetai à toute volée mon cartable dans le couloir et me précipitai au salon où j’aperçus médusée, quatre uniformes impeccables prenant le porto avec mes parents. C’étaient les « mousquetaires » août. Et c’est ainsi que j’avais rencontré Baudouin mais je ne l’avais pas vu !! En une semaine nous fîmes connaissance mais j’étais ailleurs, en vacances, et ils ne m’intéressaient pas.
Le 23 juin : coup de théâtre : six élèves de la 97ième promotion disparaissent : Wanty, de Patoul, Neuray, Haes, Hendrickx de Teulegoed et Van Vyve. Réaction immédiate des autorités militaires belges : tous sont convoqués au Tivoli où le général Vinçotte, commandant les centres d’instruction et son adjoint le major Mercenier, héros de la guerre 1914-18 (il était patrouilleur et y avait perdu un bras) pour lequel ils avaient de l’admiration, s’adressent aux élèves des cinq promotions réunies, l’un après l’autre, sévères et catégoriques ils accablent ceux qui sont partis « qui sont des déserteurs, qui ont manqué à leur devoir d’obéissance et de fidélité ».
Depuis quelques jours, chez moi, les quatre « mousquetaires » se réunissaient pour discuter d’un projet d’évasion vers Gibraltar en bateau ; il était question de louer un canot à Port-Vendres où un pécheur avait été contacté. Ce projet fut abandonné après la semonce de leurs chefs : ils avaient raté le coche !
Le 24 juin, c’est l’anniversaire de Baudouin ; un gâteau est commandé et quel gâteau ! Dans le Larousse on trouve ceci à propos de Limoux : une petite ville célèbre pour sa blanquette et sa pâtisserie. Ce gâteau amena un cortège de bouteilles et personne n’a compté les bouchons qui partirent vers le ciel étoilé de la Saint-Jean. Baudouin ce soir-là avait 21 ans ; il perdit son air endeuillé, retrouva la joie et le pétillement de la blanquette lui donna une audace appréciée par mes 14 ans qui me gardaient encore et pour peu de temps, espiègle agaçante et naïve. Espiègle car malgré les exhortations de Victor Houillet, je refusais d’étudier physique et chimie ; agaçante, au point qu’un jour excédé, Robert Henry me traîna en vociférant dans la cave pour me barbouiller les joues de charbon ; naïve car pour fêter cet anniversaire j’entraînai Baudouin qui voulait me condamner à rester assise près de lui dans une course folle autour du jardin. C'était le jeu de la fuite, la poursuite, le prélude innocent d’une symphonie amoureuse dont le dernier mouvement est encore à écrire puisqu’à ce jour nous sommes mariés depuis 42 ans.
Voilà, dit le héros de la fête, j’ai 21 ans et vous Simone asseyez-vous là… demain je ferai l’ascension du pic de Bro. C’était là un discours tout à fait prosaïque et le lendemain, en effet, toute la promotion se mit en route.

vendredi 25 septembre 2009

Chapitre 2 : Installation à Limoux

Le lendemain 25 mai, le train lâche son contenu sur les quais de la petite gare dont nous apprenons enfin le nom : Limoux. La foule en kaki se déverse entre les voies, déborde du quai et soudain se rue sous la girafe comme un seul homme. C’est la grande douche, la joyeuse aspersion sous les yeux effarés de quelques femmes qui attendent la Micheline. « Eh, attentiong ! C'est de l’eau glacée qui vieng de la montagneu !!! ». Nous rions en nous débarbouillant sous ces trombes d’eau fraîche dans le clair matin vibrant de chaleur car Limoux, c'est le Sud, le midi, le ciel bleu, le soleil qui nous accueillent en beauté.
Quelle détente après ces journées passées à tressauter dans le compartiment à bestiaux. La matinée se passe dans l’incertitude : il ne faut pas sortir de la gare, le train pourrait repartir.
Sur le quai, une dame court de long en large : « depuis combien de temps êtes-vous enfermés là pauvres petits, et depuis quand n’avez-vous plus mangé ? ». Victor Houillet, lavé, rhabillé, sanglé dans son uniforme et qui a entendu quelqu’un interpeller cette dame affairée en lui criant « Madame Huillet, on a besoin de vous » et qui a enregistré avec à-propos et avec son estomac « Huillet, manger » se précipite vers elle « moi aussi je m’appelle Houillet et je n’ai plus mangé depuis trois jours ». Il aurait pu en dire plus, mais c'était précis et péremptoire. « Ah ! Bon, venez donc dîner ce soir à la maison ». « mais je suis avec trois camarades ». « Amenez-les aussi bien entendu ».
C’est ainsi que trois d’entre nous (étant de service je n’avais pas pu les accompagner) mangèrent leur premier dîner de guerre chez des bourgeois généreux, apitoyés par l’infortune de ces jeunes gens en uniforme, bottés comme des combattants intrépides, cohorte de soldats valeureux mais jetés loin des combats par un destin fantasque plein de projets irréels, incroyables et en tout point dépourvus de sens.
Le lendemain, 26, nous étions toujours en gare mais la municipalité nous fit obligeamment quitter nos wagons à bestiaux pour une écurie à baudets ; si les ânes avaient été délogés et la paille renouvelée, les puces étaient restées en place et nous ne roulions plus. Sans perdre un instant, la dame bienveillante de la gare avait sonné à toutes les portes : « Il faut loger ces jeunes gens sur l’heure ». Hop là ! Au revoir les puces, restez bien là, nous déménageons chez Marcerou, un vigneron dont la vaste maison située rue de la Toulsanne, assurera le gîte des quatre mousquetaires : Houillet, Henry, Denis et moi Baudouin dit Mirza.
La veille j’avais manqué le repas de Mme Huillet dont mes trois amis s’étaient régalés, le Destin savait que pour un dîner raté j’en retrouverais cent ; ; il se joua de moi ce soir là ; l’ironie est aussi l’arme du destin et l’homme est son jouet bien docile. Si je n’étais pas là à ce dîner gastronomique plein de ferveur qui réunit trois jeunes affamés bien aimables, la fille de la maison n’était pas là non plus. Les deux convives absents devaient cependant déjouer cette farce du destin et se retrouver cinq ans après pour un festin qui ne finirait pas.
Donc nous logions chez Marcérou mais pour les repas nous allions chez Bor, un restaurateur. La on nous offrait en bloc avec le vin à volonté les deux menus affichés pour la somme modique de 16 francs. Il y avait les deux hors-d’œuvre, un cassoulet, un jarret aux lentilles ou une volaille, les fromages, deux desserts, le café. En moins de temps qu’il n’en faut pour la vendange, je grossis de plusieurs kilos. En débarquant le 24 mai, j’étais maigre, efflanqué, je portais au bras et au cœur le double deuil de mes parents morts à six mois d’intervalle fin 39 et début 40. Dès le mois de juin, je repris du poids et les cours du CISLA, administrés avec flegme par nos professeurs installés comme nous sur l’herbe du talus de la promenade du Tivoli, avaient commencé.
Là se dresse sur son socle un énorme lion de bronze poli par les centaines de derrières qui l’ont chevauché depuis le jour de son installation ; il garde l’entrée de cette promenade réservée le matin aux joueurs de pétanque, le soir dès que vient un peu de fraîcheur aux promenades familiales et… aux joueurs de pétanque. À l’ombre des platanes centenaires, assis sur le talus comme dans un amphithéâtre, nous apprenions les rudiments de notre métier d’artilleur. Observation, réglage, tir en chambre se succédaient mais les mauvaises nouvelles de la guerre étaient notre préoccupation principale.
Il avait aussi des cours de gymnastique, mais ce que nous aimions le plus c’était de faire galoper nos chevaux dans les collines incultes et parfumées qui cernent Limoux d’une jolie couronne de coteaux agrestes, de garrigues odorantes, de sentes pierreuses bordées d’oliviers, de roseaux, de figuiers, d’amandiers qui ne demande, pour pousser, que le coin d’un champ monté un peu haut, une vigne perchée dans la pierraille, un pan de mur bien exposés. Quand nous revenions de nos chevauchées sur nos coursiers écumants, nous étions bien fiers et toutes les jeunes filles se mettaient au pas des portes pour nous regarder.
C’était la guerre en un point précis et maudit de la planète. Ici, c’était la paix, en apparence, avec des heures calmes, des nuits étoilées, des journées sereines qui s’écoulaient dans la chaleur délicieuse du printemps. Et puis, ce fut le 28 mai, l’infâme discours du ministre français Reynaud, flétrissant le Roi des Belges, dénonçant la capitulation de l’Armée Belge. Le commandant du CISLA, le major Debatty, nous réunit devant la gare pour nous dire l’infamie de cette accusation et nous dicter une ligne de conduite digne et courageuse. D’ailleurs, la population ne nous manifesta aucune hostilité. Chacun passa la journée chez soi, en l’occurrence chez ceux qui nous avaient accueillis, à ressasser des pensées moroses. Nous entrions dans une période de folie incroyable ou les coups de théâtre les plus inattendus allaient détruire et ravager l’Europe, anéantir 50 millions d’êtres humains sans que notre petit groupe, insouciant quoique inquiet, puisse seulement en imaginer la plus infime partie. Il faisait beau et chaud à Limoux en cette journée du 28 mai et la petite ville se laissait déjà engourdir dans la torpeur d’un début d’été.

jeudi 24 septembre 2009

Chapitre 1 : La descente vers Limoux


Petit rappel historique préliminaire
1938
Février : l’Allemagne de Hitler annexe l’Autriche
Septembre : elle annexe une partie de la Tchécoslovaquie
1939
Mars : protectorat allemand sur le restant de la Tchécoslovaquie
31 aout : pacte d’amitié avec l’URSS
1 septembre : invasion de la Pologne, conquise en 15 jours ; l’URSS occupe la moitié est du pays.
3 septembre : France et Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne ; c’est la « drôle de guerre » où, pendant que les polonais se battent, leurs alliés ne bougent pas.
1940
Avril : invasion du Danemark et de la Norvège, conquis en quelques jours.
10 mai : invasion des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de la France : c'est le début de mon histoire
Jamais mois de mai ne fut aussi beau qu’en cette année 1940 lorsque Hitler déclencha la guerre chez nous. De la méditerranée à la Baltique, des Balkans aux polders hollandais, le soleil, la chaleur, le joli printemps doux et serein étendit ses bienfaits sur l’Europe. Ce fut un beau temps exceptionnel dont les hommes profitèrent huit jours. En France, les petits enfants, les adolescents, les champs, les jardins entonnèrent l’hymne à la joie à plein gosier.

Mais les petits polonais, les tchèques, les autrichiens, les champs qui s’était transformés en champs de bataille, les jardins dont les fleurs garnissaient des tombes, les oiseaux qui entendaient siffler les balles n’étaient pas en état de participer à cette harmonie de la nature.

Il n’y eut que les allemands et Hitler pour profiter de ce temps splendide. La météo teutonne avait donné le coup d’envoi, les armées s’étaient ébranlées en direction de l’ouest.

Le 10 mai, à 4h00 du matin, les avions, les chars, les troupes franchissent la frontière belge.

À Bruxelles, le 9 mai au soir, il nous restait huit heures exactement pour procédé à la cérémonie de sortie de la 96e promotion polytechnique de l’école royale militaire, celle qui précédait d’un an la mienne (97 AG). Il y eut un banquet au cours duquel le général Renard, inspecteur général de l’artillerie, prononçant le discours traditionnel, nous dit qu’ « il pourrait se passer des choses graves… ». En conséquence, mes camarades et moi qui avions 20 ans, conformément à la tradition et suivant l’impulsion de la jeunesse, décidâmes d’aller profiter de cette soirée en ville.

À une heure du matin, dans un cabaret que nous fréquentions et qui attirait aussi de jeunes aviateurs, nous vîmes ceux-ci se lever et disparaître ! Ayant déjà joyeusement fêté la 96e promotion, nous traversâmes le boulevard pour une dernière étape au célèbre « bœuf sur le toit ». Il était 3h00 du matin lorsqu’un coup de téléphone, relayé par un serveur diligent, nous enjoignit de regagner l’école : nous prenons un taxi et nous présentons, un peu gris, devant nos chefs qui nous pressent de préparer nos bagages. Les miens seront faits en dépit du bon sens ; j’y entasse deux manteaux en négligeant des vêtements plus utiles !

Des autobus nous charge avec nos valises pour nous conduire Grand-Place à Roodebeek, faubourg de Bruxelles où se fait le rassemblement de toute l’école militaire. Il est 8h00 du matin et déjà des avions bombardent la ville.

Durant la journée, je retourne à l’EM vérifier le contenu de la malle qui y est restée ; elle ne pourra me suivre et, par conséquent, fera partie du butin pris par l’ennemi. Je ne retrouverai plus mes photos de famille, mon sabre et autant de souvenirs qui m’étaient chers. Je règle les comptes du bar dont je suis le trésorier et je repars en faisant un crochet par l’avenue Parmentier où habite l’oncle Charles (frère de mon grand-père), son neveu Pierrot Legrand avec sa femme et ses enfants, qui s’apprêtent sans s’en douter à devenir des réfugiés et arriveront aux U.S.A ! Pauvres réfugiés qui ont été la proie innocente et affolée des Stukas en chasse.

À ces cousins, je recommande mon frère Jacques, ma sœur adèle restés à Liège et que je ne puis atteindre faute de temps et d’un téléphone. De parents sont morts à six mois de distance, ma mère en juillet 1939, mon père en février 1940. Il aura eu le temps de déménager le camp d’Elsenborn dont il était le commandant et qui se trouvait à la frontière allemande ; les conditions dans lesquelles il vécut à ce moment-là, logement précaire, chambre glacée, eurent raison de sa santé déjà fort ébranlée par la disparition de sa femme.

Mon frère et ma sœur fuiront en vélo sur les routes de France, suivant de ville en ville bombardée la horde épouvantée des civils poursuivis et le plus souvent dépassés par l’ennemi triomphant.

Quant à moi, le 12 mai à 9h00 du matin, j’embarquais en gare du parc Josaphat à bord d’un train en partance pour Beveren-Waes. On nous loge dans un château vide situé au bord de la route par où passe le ravitaillement de la septième armée française mécanisée ; en sens contraire et sur les bas-côtés passe le flot des réfugiés hollandais. La 7e armée se dirige vers la hollande d’où elle sera chassée ; la foule épouvantée se dirige vers la frontière française qu’elle franchit, dépasse en une vague énorme et viendra mourir au pied des Pyrénées. Elle déborde des grands-routes, remplit les chemins, les fossés où culbutent vélos et charrettes, se faufile par les traverse forestière, les champs, les voies de chemin de fer, les sentiers bordés de fleurs, les menus passages où tout est bon pour se cacher des avions qui mitraillent et pour dormir au revers des fossés secs, odorants en ce merveilleux mois de mai.

Le 15, nous partons à pied pour Nieuwkerken situé à huit kilomètres. Un train s’y forme qui nous amène à midi à la gare de Gand et le soir à Furnes où nous passons la nuit. Nous dépassons ainsi cette foule en marche où se mêlent les soldats en retraite, le ravitaillement des armées, les colonnes motorisées amies ou ennemies propulsées dans tous les sens, les Citroëns coiffées de matelas, les poussettes d’enfants, les landaus chargés de bien divers, les piétons exténués encombrés de valises et de sacs.

Le 17, nous allons à Coxyde où nous débarquons pour quelques heures ; le C.I.S.L.A. (Centre d’Instruction pour Sous-lieutenants d’Artillerie) venant de Brasschaat nous y rejoint avec ses chevaux et ses canons d’exercice. On rembarque tout ce monde le même jour dans un train de wagons à bestiaux et de wagons plats. Nous sommes 40 par wagon ; nos chevaux sont plus à l’aise, ils ne sont que 8. Nous avons tous des couvertures, et moi, j’ai mes deux manteaux, mes bottes, mon uniforme et mon bonnet à floche dorée qui fera tellement envie aux petites filles du pays du soleil.

Le train va à petite vitesse de gare en gare où se suivent et se dépassent ces chenilles ferroviaires que l’instinct pousse aveuglément vers on ne sait quelle destination. Le 18 au soir nous sommes parqués sur une voie de garage entre Boulogne et Abbeville ; le 19 à midi nous passons la Somme 24 heures avant que les allemandes ne ferment le passage !

Nous roulons suivant la pente qui va du nord au sud comme tout le monde sait : Dieppe, Lisieux où un arrêt de sept heures permet aux soldats du CISIA de s’occuper des chevaux. Puis, la vitesse s’accélère : 22 mai, le Mans et Saumur, 23 mai Bordeaux puis Toulouse. Dix jours de voyage, de déambulation fantaisiste, imprévisible, au hasard des encombrements, des destructions et puis, finalement, le train s’arrête dans une petite ville inconnue, chaude et paisible, coincée dans des collines au bord d’une jolie rivière.

Notre long convoi a ralenti, a stoppé là comme un voyageur fatigué qui s’assied au bord du chemin. Il fait bon, c'est le 24 mai et le train s’est rangé le long d’un quai au milieu de la campagne, entre les vignes et les platanes de la gare endormie. Un chemin serpente au pied de la colline éclairée par la lune et bruissante de stridences nocturnes : rainettes, grillons nous donnent un concert dont nous n’arrivons pas à deviner les exécutants. C'est la pleine nuit ; tout le monde écoute, s’interroge. Maurice Denis étant de garde va aux renseignements. Il n’apprendra rien et le train s’endormira jusqu’à l’aube.