mercredi 30 septembre 2009

Chapitre 4 : À Limoux dans l’attente

La guerre étant apparemment terminée pour nous, nos chefs avaient cessé l’instruction militaire et essayaient de nous occuper à des randonnées à cheval ou en vélo, du sport et du pansage des chevaux ; ce jour-là, c’était donc le pic de Bro. C'est une montagne pelée, aride, couverte d’herbes odorantes, que nous avons attaquée à partir de la vallée de l’Aude, là où la pente est la plus raide ; il fallait arriver au sommet et redescendre au village de Pieusse par un versant moins abrupt.
Nous fûmes allègrement au sommet grâce à notre jeunesse et malgré l’ardeur du soleil et l’uniforme. Au fin juin, sur ces pentes rocailleuses, il faisait 38 à 40 degrés, l’ombre est rare et sitôt le sommet atteint, sans attendre les autres, les quatre mousquetaires qui avaient emporté un casse-croûte bien garni préparé par Madame H, ont dégringolé la pente pour aller le déguster dans un bistro le long de la route de la vallée. Puis, repus, reposés, rafraîchis et surtout désaltérés, sans avoir revu le gros de la troupe, nous revînmes à Limoux dans la famille H où Victor et moi avions récemment emménagé.
En effet, le capitaine H ayant été démobilisé était rentré chez lui et nous avait fait si bonne accueil qu’il avait fallu accepter son hospitalité. Le lendemain de l’ascension du fameux Pic nos chefs ne nous ayant pas vus au repas officiel prétendirent que nous l’avions escamoté et nous mirent aux arrêts « à domicile » pour six jours ! Ce furent des jours de paresse, de gourmandise, de plaisirs familiaux bien agréables. L’on apprit à respecter les heures de sieste derrière les volets clos, à goûter les piments farcis, les gratins d’aubergines ; le soir la famille nous sortait en cachette vers Notre-Dame de Marçeille ou nous ne risquions pas de rencontrer la patrouille qui avait d’autres chats à fouetter rue des Remparts où s’allumait une certaine ampoule rouge.
Comme on le voit, nous laissions vivre dans une douce attente d’on ne sait quoi ; la guerre avait l’air de s’être arrêtée, sauf les raids aériens sur l’Angleterre dont nous n’avions que de faibles échos ; le gouvernement belge était toujours en France et ne donnait aucune directive ; j’avais eu des nouvelles de ma sœur et de mon frère dont la randonnée cycliste s’était arrêtée à l’île de Noirmoutier où ils avaient accompagné la famille de la sœur de ma mère, rencontrée par hasard en route ; les allemands avaient adopté une politique de conciliation avec les vaincus, français et belges, s’en faisant non pas des alliés mais des adversaires passifs, peut-être arriveraient-ils à les faire contribuer à l’effort de guerre contre l’Angleterre si celle –ci s’obstinait. Ceci réussit d’ailleurs partiellement avec la France et la politique de collaboration du ministre Laval, de même que certains groupes belges pactisèrent avec l’occupant.
Nous étions encadrés, il nous manquait trois mois de cours pour avoir notre diplôme d’ingénieur, nos chef avait étouffé nos velléité de rejoindre l’Angleterre où le Congo ; nous vivions groupés, solidaires, disciplinés et respectueux des ordres et attendions que quelqu'un décide de notre sort : notre commandant ? Le gouvernement ? Le roi ?
Cependant dans la maison des H, après la fille, le fils Jean était revenu. Mobilisé dans les tirailleurs algériens, démobilisé aussi rapidement se, il nous revenait avec son beau fez rouge et un petit air goguenard. Non, il n’avait pas vu le front, les allemands ayant enfoncé, débordé, anéantit les forces qui tentaient de s’opposer à eux.
Au cours d’une soirée chez les H, il se passa un petit épisode tragi-comique qui nous engagea à nous défaire au plus vite de nos cartouches. Le fils aîné Maurice, lieutenant aux tirailleurs algériens, était venu voir ses parents et nous étions tous autour de la table du salon en train de déguster la Blanquette ; nous avions comparé nos armes – pistolets – respectives et nos impressions sur la guerre. Simone prit machinalement un des automatiques et … le coup partit avec un claquement brutal. Personne ne fut touché. Le capitaine H qui était dans sa chambre crut à un ultime bouchon de blanquette qui aurait percuté le plafond de la salle à manger ; le lendemain la bonne trouvait la balle sous le divan : elle avait traversé le pied de la table, frôlé les 10 paires de jambes, évité Baudouin qui était en face de la tireuse. Dans les jours qui suivirent on nous demande de rendre nos cartouches mais pas nos armes ; nous décidons d’aller les tirer sur des vieilles boîtes de conserve disposées en tas au bord de la rivière, accompagnés de la tireuse experte qui s’assure que l’arme était bien vide en louchant dans le canon !!

mardi 29 septembre 2009

Chapitre 3 : les souvenirs de Simone H


Quant à moi, Simone H, j’étais en pension à Carcassonne où je me préparais a « sécher » un examen de physique-chimie. Encore bien que ce ne fut pas pire car, à 14 ans (presque 15), je me représentais l’état de pensionnaire comme un état plein de joyeusetés et d’impertinence. Encouragé par un père éperdu d’amour mais perdu de remords depuis que la sagesse maternelle m’avait retiré des douces mains des institutrices de Ste Germaine pour m’envoyer suivre un enseignement plus sérieux au lycée de Carcassonne, invitée à la détente et prévenue contre le surmenage intellectuel par ce père trop indulgent, je travaillais peu. Si je brillais en composition française, ce qui ne demande pas trop d’efforts, si je ne perdais pas une miette des cours d’histoire ou d’espagnol qui me passionnaient, par contre le reste du temps je rêvais et je m’amusais. Et voilà que par un effet magique de la capitulation « honorable » celle-là de la France, le 17 juin, nous fûmes en vacances un mois plus tôt que prévu.
Habituellement, c’était aux flonflons  du 14 juillet que les écoliers pliaient bagages, flambaient en chansons un livres et cahiers à l’imitation des héroïques révolutionnaires de 1789 qui brûlèrent la Bastille.
Si 40 millions de français furent capitulards et pétainistes,  je fus de ceux-là, à cet âge si tendre et sans le savoir toute à la joie de ses vacances prématurées. J’arrivais donc un après-midi à Limoux, entrai en glapissant dans la maison, jetai à toute volée mon cartable dans le couloir et me précipitai au salon où j’aperçus médusée, quatre uniformes impeccables prenant le porto avec mes parents. C’étaient les « mousquetaires » août. Et c’est ainsi que j’avais rencontré Baudouin mais je ne l’avais pas vu !! En une semaine nous fîmes connaissance mais j’étais ailleurs, en vacances, et ils ne m’intéressaient pas.
Le 23 juin : coup de théâtre : six élèves de la 97ième promotion disparaissent : Wanty, de Patoul, Neuray, Haes, Hendrickx de Teulegoed et Van Vyve. Réaction immédiate des autorités militaires belges : tous sont convoqués au Tivoli où le général Vinçotte, commandant les centres d’instruction et son adjoint le major Mercenier, héros de la guerre 1914-18 (il était patrouilleur et y avait perdu un bras) pour lequel ils avaient de l’admiration, s’adressent aux élèves des cinq promotions réunies, l’un après l’autre, sévères et catégoriques ils accablent ceux qui sont partis « qui sont des déserteurs, qui ont manqué à leur devoir d’obéissance et de fidélité ».
Depuis quelques jours, chez moi, les quatre « mousquetaires » se réunissaient pour discuter d’un projet d’évasion vers Gibraltar en bateau ; il était question de louer un canot à Port-Vendres où un pécheur avait été contacté. Ce projet fut abandonné après la semonce de leurs chefs : ils avaient raté le coche !
Le 24 juin, c’est l’anniversaire de Baudouin ; un gâteau est commandé et quel gâteau ! Dans le Larousse on trouve ceci à propos de Limoux : une petite ville célèbre pour sa blanquette et sa pâtisserie. Ce gâteau amena un cortège de bouteilles et personne n’a compté les bouchons qui partirent vers le ciel étoilé de la Saint-Jean. Baudouin ce soir-là avait 21 ans ; il perdit son air endeuillé, retrouva la joie et le pétillement de la blanquette lui donna une audace appréciée par mes 14 ans qui me gardaient encore et pour peu de temps, espiègle agaçante et naïve. Espiègle car malgré les exhortations de Victor Houillet, je refusais d’étudier physique et chimie ; agaçante, au point qu’un jour excédé, Robert Henry me traîna en vociférant dans la cave pour me barbouiller les joues de charbon ; naïve car pour fêter cet anniversaire j’entraînai Baudouin qui voulait me condamner à rester assise près de lui dans une course folle autour du jardin. C'était le jeu de la fuite, la poursuite, le prélude innocent d’une symphonie amoureuse dont le dernier mouvement est encore à écrire puisqu’à ce jour nous sommes mariés depuis 42 ans.
Voilà, dit le héros de la fête, j’ai 21 ans et vous Simone asseyez-vous là… demain je ferai l’ascension du pic de Bro. C’était là un discours tout à fait prosaïque et le lendemain, en effet, toute la promotion se mit en route.

vendredi 25 septembre 2009

Chapitre 2 : Installation à Limoux

Le lendemain 25 mai, le train lâche son contenu sur les quais de la petite gare dont nous apprenons enfin le nom : Limoux. La foule en kaki se déverse entre les voies, déborde du quai et soudain se rue sous la girafe comme un seul homme. C’est la grande douche, la joyeuse aspersion sous les yeux effarés de quelques femmes qui attendent la Micheline. « Eh, attentiong ! C'est de l’eau glacée qui vieng de la montagneu !!! ». Nous rions en nous débarbouillant sous ces trombes d’eau fraîche dans le clair matin vibrant de chaleur car Limoux, c'est le Sud, le midi, le ciel bleu, le soleil qui nous accueillent en beauté.
Quelle détente après ces journées passées à tressauter dans le compartiment à bestiaux. La matinée se passe dans l’incertitude : il ne faut pas sortir de la gare, le train pourrait repartir.
Sur le quai, une dame court de long en large : « depuis combien de temps êtes-vous enfermés là pauvres petits, et depuis quand n’avez-vous plus mangé ? ». Victor Houillet, lavé, rhabillé, sanglé dans son uniforme et qui a entendu quelqu’un interpeller cette dame affairée en lui criant « Madame Huillet, on a besoin de vous » et qui a enregistré avec à-propos et avec son estomac « Huillet, manger » se précipite vers elle « moi aussi je m’appelle Houillet et je n’ai plus mangé depuis trois jours ». Il aurait pu en dire plus, mais c'était précis et péremptoire. « Ah ! Bon, venez donc dîner ce soir à la maison ». « mais je suis avec trois camarades ». « Amenez-les aussi bien entendu ».
C’est ainsi que trois d’entre nous (étant de service je n’avais pas pu les accompagner) mangèrent leur premier dîner de guerre chez des bourgeois généreux, apitoyés par l’infortune de ces jeunes gens en uniforme, bottés comme des combattants intrépides, cohorte de soldats valeureux mais jetés loin des combats par un destin fantasque plein de projets irréels, incroyables et en tout point dépourvus de sens.
Le lendemain, 26, nous étions toujours en gare mais la municipalité nous fit obligeamment quitter nos wagons à bestiaux pour une écurie à baudets ; si les ânes avaient été délogés et la paille renouvelée, les puces étaient restées en place et nous ne roulions plus. Sans perdre un instant, la dame bienveillante de la gare avait sonné à toutes les portes : « Il faut loger ces jeunes gens sur l’heure ». Hop là ! Au revoir les puces, restez bien là, nous déménageons chez Marcerou, un vigneron dont la vaste maison située rue de la Toulsanne, assurera le gîte des quatre mousquetaires : Houillet, Henry, Denis et moi Baudouin dit Mirza.
La veille j’avais manqué le repas de Mme Huillet dont mes trois amis s’étaient régalés, le Destin savait que pour un dîner raté j’en retrouverais cent ; ; il se joua de moi ce soir là ; l’ironie est aussi l’arme du destin et l’homme est son jouet bien docile. Si je n’étais pas là à ce dîner gastronomique plein de ferveur qui réunit trois jeunes affamés bien aimables, la fille de la maison n’était pas là non plus. Les deux convives absents devaient cependant déjouer cette farce du destin et se retrouver cinq ans après pour un festin qui ne finirait pas.
Donc nous logions chez Marcérou mais pour les repas nous allions chez Bor, un restaurateur. La on nous offrait en bloc avec le vin à volonté les deux menus affichés pour la somme modique de 16 francs. Il y avait les deux hors-d’œuvre, un cassoulet, un jarret aux lentilles ou une volaille, les fromages, deux desserts, le café. En moins de temps qu’il n’en faut pour la vendange, je grossis de plusieurs kilos. En débarquant le 24 mai, j’étais maigre, efflanqué, je portais au bras et au cœur le double deuil de mes parents morts à six mois d’intervalle fin 39 et début 40. Dès le mois de juin, je repris du poids et les cours du CISLA, administrés avec flegme par nos professeurs installés comme nous sur l’herbe du talus de la promenade du Tivoli, avaient commencé.
Là se dresse sur son socle un énorme lion de bronze poli par les centaines de derrières qui l’ont chevauché depuis le jour de son installation ; il garde l’entrée de cette promenade réservée le matin aux joueurs de pétanque, le soir dès que vient un peu de fraîcheur aux promenades familiales et… aux joueurs de pétanque. À l’ombre des platanes centenaires, assis sur le talus comme dans un amphithéâtre, nous apprenions les rudiments de notre métier d’artilleur. Observation, réglage, tir en chambre se succédaient mais les mauvaises nouvelles de la guerre étaient notre préoccupation principale.
Il avait aussi des cours de gymnastique, mais ce que nous aimions le plus c’était de faire galoper nos chevaux dans les collines incultes et parfumées qui cernent Limoux d’une jolie couronne de coteaux agrestes, de garrigues odorantes, de sentes pierreuses bordées d’oliviers, de roseaux, de figuiers, d’amandiers qui ne demande, pour pousser, que le coin d’un champ monté un peu haut, une vigne perchée dans la pierraille, un pan de mur bien exposés. Quand nous revenions de nos chevauchées sur nos coursiers écumants, nous étions bien fiers et toutes les jeunes filles se mettaient au pas des portes pour nous regarder.
C’était la guerre en un point précis et maudit de la planète. Ici, c’était la paix, en apparence, avec des heures calmes, des nuits étoilées, des journées sereines qui s’écoulaient dans la chaleur délicieuse du printemps. Et puis, ce fut le 28 mai, l’infâme discours du ministre français Reynaud, flétrissant le Roi des Belges, dénonçant la capitulation de l’Armée Belge. Le commandant du CISLA, le major Debatty, nous réunit devant la gare pour nous dire l’infamie de cette accusation et nous dicter une ligne de conduite digne et courageuse. D’ailleurs, la population ne nous manifesta aucune hostilité. Chacun passa la journée chez soi, en l’occurrence chez ceux qui nous avaient accueillis, à ressasser des pensées moroses. Nous entrions dans une période de folie incroyable ou les coups de théâtre les plus inattendus allaient détruire et ravager l’Europe, anéantir 50 millions d’êtres humains sans que notre petit groupe, insouciant quoique inquiet, puisse seulement en imaginer la plus infime partie. Il faisait beau et chaud à Limoux en cette journée du 28 mai et la petite ville se laissait déjà engourdir dans la torpeur d’un début d’été.

jeudi 24 septembre 2009

Chapitre 1 : La descente vers Limoux


Petit rappel historique préliminaire
1938
Février : l’Allemagne de Hitler annexe l’Autriche
Septembre : elle annexe une partie de la Tchécoslovaquie
1939
Mars : protectorat allemand sur le restant de la Tchécoslovaquie
31 aout : pacte d’amitié avec l’URSS
1 septembre : invasion de la Pologne, conquise en 15 jours ; l’URSS occupe la moitié est du pays.
3 septembre : France et Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne ; c’est la « drôle de guerre » où, pendant que les polonais se battent, leurs alliés ne bougent pas.
1940
Avril : invasion du Danemark et de la Norvège, conquis en quelques jours.
10 mai : invasion des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de la France : c'est le début de mon histoire
Jamais mois de mai ne fut aussi beau qu’en cette année 1940 lorsque Hitler déclencha la guerre chez nous. De la méditerranée à la Baltique, des Balkans aux polders hollandais, le soleil, la chaleur, le joli printemps doux et serein étendit ses bienfaits sur l’Europe. Ce fut un beau temps exceptionnel dont les hommes profitèrent huit jours. En France, les petits enfants, les adolescents, les champs, les jardins entonnèrent l’hymne à la joie à plein gosier.

Mais les petits polonais, les tchèques, les autrichiens, les champs qui s’était transformés en champs de bataille, les jardins dont les fleurs garnissaient des tombes, les oiseaux qui entendaient siffler les balles n’étaient pas en état de participer à cette harmonie de la nature.

Il n’y eut que les allemands et Hitler pour profiter de ce temps splendide. La météo teutonne avait donné le coup d’envoi, les armées s’étaient ébranlées en direction de l’ouest.

Le 10 mai, à 4h00 du matin, les avions, les chars, les troupes franchissent la frontière belge.

À Bruxelles, le 9 mai au soir, il nous restait huit heures exactement pour procédé à la cérémonie de sortie de la 96e promotion polytechnique de l’école royale militaire, celle qui précédait d’un an la mienne (97 AG). Il y eut un banquet au cours duquel le général Renard, inspecteur général de l’artillerie, prononçant le discours traditionnel, nous dit qu’ « il pourrait se passer des choses graves… ». En conséquence, mes camarades et moi qui avions 20 ans, conformément à la tradition et suivant l’impulsion de la jeunesse, décidâmes d’aller profiter de cette soirée en ville.

À une heure du matin, dans un cabaret que nous fréquentions et qui attirait aussi de jeunes aviateurs, nous vîmes ceux-ci se lever et disparaître ! Ayant déjà joyeusement fêté la 96e promotion, nous traversâmes le boulevard pour une dernière étape au célèbre « bœuf sur le toit ». Il était 3h00 du matin lorsqu’un coup de téléphone, relayé par un serveur diligent, nous enjoignit de regagner l’école : nous prenons un taxi et nous présentons, un peu gris, devant nos chefs qui nous pressent de préparer nos bagages. Les miens seront faits en dépit du bon sens ; j’y entasse deux manteaux en négligeant des vêtements plus utiles !

Des autobus nous charge avec nos valises pour nous conduire Grand-Place à Roodebeek, faubourg de Bruxelles où se fait le rassemblement de toute l’école militaire. Il est 8h00 du matin et déjà des avions bombardent la ville.

Durant la journée, je retourne à l’EM vérifier le contenu de la malle qui y est restée ; elle ne pourra me suivre et, par conséquent, fera partie du butin pris par l’ennemi. Je ne retrouverai plus mes photos de famille, mon sabre et autant de souvenirs qui m’étaient chers. Je règle les comptes du bar dont je suis le trésorier et je repars en faisant un crochet par l’avenue Parmentier où habite l’oncle Charles (frère de mon grand-père), son neveu Pierrot Legrand avec sa femme et ses enfants, qui s’apprêtent sans s’en douter à devenir des réfugiés et arriveront aux U.S.A ! Pauvres réfugiés qui ont été la proie innocente et affolée des Stukas en chasse.

À ces cousins, je recommande mon frère Jacques, ma sœur adèle restés à Liège et que je ne puis atteindre faute de temps et d’un téléphone. De parents sont morts à six mois de distance, ma mère en juillet 1939, mon père en février 1940. Il aura eu le temps de déménager le camp d’Elsenborn dont il était le commandant et qui se trouvait à la frontière allemande ; les conditions dans lesquelles il vécut à ce moment-là, logement précaire, chambre glacée, eurent raison de sa santé déjà fort ébranlée par la disparition de sa femme.

Mon frère et ma sœur fuiront en vélo sur les routes de France, suivant de ville en ville bombardée la horde épouvantée des civils poursuivis et le plus souvent dépassés par l’ennemi triomphant.

Quant à moi, le 12 mai à 9h00 du matin, j’embarquais en gare du parc Josaphat à bord d’un train en partance pour Beveren-Waes. On nous loge dans un château vide situé au bord de la route par où passe le ravitaillement de la septième armée française mécanisée ; en sens contraire et sur les bas-côtés passe le flot des réfugiés hollandais. La 7e armée se dirige vers la hollande d’où elle sera chassée ; la foule épouvantée se dirige vers la frontière française qu’elle franchit, dépasse en une vague énorme et viendra mourir au pied des Pyrénées. Elle déborde des grands-routes, remplit les chemins, les fossés où culbutent vélos et charrettes, se faufile par les traverse forestière, les champs, les voies de chemin de fer, les sentiers bordés de fleurs, les menus passages où tout est bon pour se cacher des avions qui mitraillent et pour dormir au revers des fossés secs, odorants en ce merveilleux mois de mai.

Le 15, nous partons à pied pour Nieuwkerken situé à huit kilomètres. Un train s’y forme qui nous amène à midi à la gare de Gand et le soir à Furnes où nous passons la nuit. Nous dépassons ainsi cette foule en marche où se mêlent les soldats en retraite, le ravitaillement des armées, les colonnes motorisées amies ou ennemies propulsées dans tous les sens, les Citroëns coiffées de matelas, les poussettes d’enfants, les landaus chargés de bien divers, les piétons exténués encombrés de valises et de sacs.

Le 17, nous allons à Coxyde où nous débarquons pour quelques heures ; le C.I.S.L.A. (Centre d’Instruction pour Sous-lieutenants d’Artillerie) venant de Brasschaat nous y rejoint avec ses chevaux et ses canons d’exercice. On rembarque tout ce monde le même jour dans un train de wagons à bestiaux et de wagons plats. Nous sommes 40 par wagon ; nos chevaux sont plus à l’aise, ils ne sont que 8. Nous avons tous des couvertures, et moi, j’ai mes deux manteaux, mes bottes, mon uniforme et mon bonnet à floche dorée qui fera tellement envie aux petites filles du pays du soleil.

Le train va à petite vitesse de gare en gare où se suivent et se dépassent ces chenilles ferroviaires que l’instinct pousse aveuglément vers on ne sait quelle destination. Le 18 au soir nous sommes parqués sur une voie de garage entre Boulogne et Abbeville ; le 19 à midi nous passons la Somme 24 heures avant que les allemandes ne ferment le passage !

Nous roulons suivant la pente qui va du nord au sud comme tout le monde sait : Dieppe, Lisieux où un arrêt de sept heures permet aux soldats du CISIA de s’occuper des chevaux. Puis, la vitesse s’accélère : 22 mai, le Mans et Saumur, 23 mai Bordeaux puis Toulouse. Dix jours de voyage, de déambulation fantaisiste, imprévisible, au hasard des encombrements, des destructions et puis, finalement, le train s’arrête dans une petite ville inconnue, chaude et paisible, coincée dans des collines au bord d’une jolie rivière.

Notre long convoi a ralenti, a stoppé là comme un voyageur fatigué qui s’assied au bord du chemin. Il fait bon, c'est le 24 mai et le train s’est rangé le long d’un quai au milieu de la campagne, entre les vignes et les platanes de la gare endormie. Un chemin serpente au pied de la colline éclairée par la lune et bruissante de stridences nocturnes : rainettes, grillons nous donnent un concert dont nous n’arrivons pas à deviner les exécutants. C'est la pleine nuit ; tout le monde écoute, s’interroge. Maurice Denis étant de garde va aux renseignements. Il n’apprendra rien et le train s’endormira jusqu’à l’aube.