jeudi 20 janvier 2011

Chapitre 13 : Libération et retour

Nous étions prêts quand les Allemands nous partagèrent en trois groupes d'environ 600 hommes. Les Généraux refusèrent de partir et restèrent au camp avec les malades. À une heure d'intervalle, les groupes quittèrent le camp de Prenzlau, gardés chacun par une dizaine de sentinelles et un officier, casqués, baïonnette au fusil, accompagnés de leur charroi attelé de chevaux. Quelques officiers motorisés convoyaient la colonne.
Il n'était pas midi, le 25 avril 1945, lorsque le portail s'ouvrit pour nous laisser sortir ; nous entendions la canonnade, les Russes arrivaient et « schnell  ! Schell ! », direction ouest sur une route encombrée d'une population en marche fuyant devant le recul de leurs armées qui n'étaient plus victorieuses depuis Stalingrad, El Alamein, le complot des généraux, les bombardements de Berlin, Hambourg et Dresde, le débarquement allié en Normandie et l'échec de l'offensive des Ardennes l'hiver 44/45.
Avec moi, les camarades de la promotion, Victor Houillet, Maurice Denis, Albert Even et tous les autres chargèrent d'un coup d'épaule leur barda et quittèrent l'Oflag II A par le portail qui les avait vu entrer deux ans plus tôt.
Nous sommes tout de suite sur la route qui longe le camp, au milieu des fuyards à pied, en vélo, en charrettes ou poussant des voitures d'enfants et qui nous manifestaient une grande indifférence ; chacun avait ses préoccupations et ses angoisses. Encore encadrés de sentinelles allemandes, nous attendions nos libérateurs. Certains, comme A. Dumon, craignaient de tomber aux mains des Russes et de finir en Sibérie ; d'autres espéraient rencontrer les Alliés et s'étaient procurés des uniformes britanniques1. Pour moi, j'étais malade et après la halte de midi, mes camarades me hissèrent sur l'arrière d'une charrette de réfugiés où je sombrai... pour me réveiller à l'étape. Ce jour-là nous avons fait 15 km, Prenzlau, Gusov, Arensee, Weggum, arrivée à 19 heures (tiré des carnets de Houillet et Hermand). Cette marche, chargés comme nous l'étions, sous-alimentés depuis plusieurs mois et peu entraînés, fut pénible à tout le monde. À l'entrée d'un village nous trouvons un fenil plein de foin, une échelle et personne aux alentours : nous y passons la nuit2.
Le matin, toilette sommaire à la pompe de la cour, pas d'Allemands en vue sauf nos gardiens. Dès 9h, le 26, nous rechargeons nos bagages et quittons Weggum, pressés par nos sentinelles. Après 11 km, petite halte à Felberg, puis encore 11 km pour Watsendorf où nous arrivons à 19h30 complètement épuisés. À l'entrée du village, il y a une immense grange mais trop de monde ; aussi allons-nous plus loin ; bien nous en a pris, car suite à une méprise, la nuit de notre délivrance, des Russes y sont entrés en mitraillant et ont tué plusieurs prisonniers . Notre groupe, Victor Houillet, moi et les autres de la promotion traverse tout le village. Nous nous arrêtons devant une maison qui paraît inoccupée et nous nous y installons. Sa propriétaire, Mme Köhn, est allée à la mairie récupérer une pièce de sa baratte ! Quand elle revient au logis, elle le trouve occupé par huit à dix sous-lieutenants belges en long manteau kaki. Sans s'émouvoir, elle rassemble ses baluchons, nous convie sa maison et les quelques conserves qu'elle ne peut emporter, rejoint la population du village qui se prépare à évacuer et disparaît.
Nous nous reposons toute la journée du 27. Ce jour-là, après une longue discussion entre le colonel qui nous commande et notre officier allemand d'escorte, nos gardiens disparaissent vers l'ouest, fuyant les Russes. En fin de matinée, il ne reste plus un seul habitant dans le village : tous ont évacué sur ordre. L'ordre en Allemagne c'est la discipline, la hiérarchie du commandement, depuis le Führer jusqu'au maire d'un petit village de Poméranie ; l'obéissance est codifiée et se manifeste par des réflexes, des claquements de talons, une acceptation rassurante faute d'avoir jamais connu l'initiative dans la liberté de pensée.
Donc nous sommes les nouveaux occupants du village, après nous être restaurés grâce aux provisions de Mme Köhn : fromage, confitures et conserves. Le samedi 28 avril, nous voyons passer la SS Wallonie et la SS Vlaanderen qui défilent entre deux rangées de prisonniers rigolards. Assis sur les trottoirs, sur les pas des portes, nous les regardons d'un air narquois qui ne plait pas à un de leurs officiers : « Attention, dit-il, jusqu'ici, c'est toujours nous qui avons les armes ». Bien sûr, mais ils sont en débandade, poussant des vélos lourdement chargés, tirant de petits chariots, et non plus puissamment motorisés comme à l'aller. Nos chefs nous conseillent de rentrer dans les maisons la canonnade s'intensifie. Dans la cour de la maison Köhn arrive une auto-mitrailleuse contre-avions et son équipage se trouve tout surpris de découvrir un groupe d'officiers belges entièrement équipés ; nous discutons de la bataille en cours ; les Allemands reconnaissent que Hitler est « Kaput » mais ils nous conseillent de ne pas tomber aux mains des « Rusky » et ils filent. Bientôt un tank à la croix noire débouche du bout de la rue, s'arrête devant notre maison : c'est un Panther avec le commandant d'un groupe de cinq de ces chars qui prennent position à la lisière du village. À ce moment-là, les Orgues de Staline nous envoient une volée de fusées et le canonnier du char en saute pour se mettre à l'abri, entre dans la maison et tombe sur notre groupe. Surpris, effrayé, il est rassuré par Even qui parle parfaitement l'Allemand et lui explique comment nous sommes là. Le capitaine, un fantassin à la jambe dans le plâtre est, lui aussi descendu du char pour nous persuader de fuir. Le soldat, complaisant, a pendant ce temps rempli d'essence le briquet de Henry à un petit robinet sous l'énorme char puis, l'obscurité venue, ils sont repartis. C'est la dernière vision que nous aurons des force allemandes.
Nous faisons un tour dans le village et aux environs puis nous descendons dans la cave pour dormir. Denis et Mayence qui s'étaient dissociés de notre groupe deux jours plus tôt3 dans l'espoir de rejoindre les Américains nous avaient retrouvés et Denis, épuisé par leur longue marche inutile dormait sur un tas de pommes de terre, la tête reposant sur ma besace. Tout à coup, vers 21h45, nous sommes réveillés par des hurlements, les Russes ouvrent la trappe de la cave en criant « Raus ! Raus ! » et en tirant en l'air. Ils sont menaçants, exigent nos montres : « Uhr ! Uhr ! » et nous propulsent dehors, Denis oubliant ma besace et les trésors qu'elle contenait. Quand j'ai voulu aller la chercher, ils menaçaient de me faire un mauvais sort et je n'ai pas insisté. Et voilà, nous étions donc libérés. C'était le 28 avril, un samedi à 21h45 ! Au moment de cette libération, nous étions environs 600 belges dans le village de Watsendorf.
Les Russes nous ayant éjectés des maisons, puis dévalisés et rassemblés, nous mettent en marche, dans la nuit, en direction des lueurs d'incendie ; c'est ainsi qu'ils balisaient la route à mesure qu'ils avançaient.
L'armée de Rokovosky qui fonçait vers Lûbeck où elle rencontrera les Anglais de Montgomery, comportait des divisions blindées qui avançaient le long des routes importantes et des unités de nettoyage, comme celle qui nous avait délivrés. Elles comptaient des soldats aux types et aux uniformes très divers, même des soldats français, prisonniers libérés en Prusse Orientale qui avaient préféré suivre leurs libérateurs qu'être envoyés vers l'arrière pour un long périple incertain avant de rejoindre la France. Les Russes leur avaient donné une blouse, un bonnet de police ou de fourrure et une mitraillette et en avant davaï !!
Dans l'aube naissante, marchant vers les arrières de nos libérateurs, nous avons d'abord rencontré un détachement à cheval de policiers militaires, armés d'un knout et chargés de pousser en avant les fantassins après leur avoir laissé un temps raisonnable de pillage dans chaque village occupé. Ensuite, dans une calèche attelée de quatre chevaux et certainement « récupérée » dans un château allemand, le capitaine commandant l'unité d'avant-garde, entouré de deux femmes russes libérées dans l'une ou l'autre ferme où les Allemands les employaient comme esclaves, assis sur de magnifiques tapis, entourés de bagages et conduits par un vieux cosaque moustachu digne de jouer Tarras Boulba ; suivait le « train » de l'unité, une file de troïkas chargées de caisses à munitions, de pains, de casseroles, de tapis, de femmes4 ; ces troikas étaient attelées de trois chevaux et suivies d'un quatrième à la longe, conduites par des soldats assez âgés, moustachus, mitraillettes en travers de la poitrine et qui nous regardaient passer avec autant d'étonnement que nous les voyions défiler.
Le 29 avril donc, nous arrivons vers 4h du matin au château de Möllenbeck dont une grange finissait de brûler. L'intendance Russe nous donne toute de suite à manger du pain noir et aigre accompagné d'une soupe aux légumes, volaille et farine qui nous réconforte solidement. Le château est spacieux et dévasté ; au milieu du salon, il y a un beau tapis couvert de débris de vaisselle, bibelots, linge qui ont été projetés hors des meubles éventrés ; nous plions ce tapis en deux sur ce tas de débris et nous endormons sur ce matelas improvisé. Nous sommes bien en arrière des lignes russes ; ceux-ci avancent rapidement.
Vers 9h du matin, nous nous regroupons pour le départ ; dans le village, le long de la route est arrêtée une unité blindée bien différente de ce que nous avons vu jusqu'ici : chars impressionnants, soldats jeunes et bien vêtus, fantassins attendant tranquillement sur les chars que la progression reprenne ; un jeune officier qui passe le long de notre colonne avise le ceinturon de cuir avec son baudrier que Charles Binamé à mis au-dessus de son manteau et le trouve bien plus décoratif que le sien. Par geste et par traction sur le baudrier, il fait comprendre qu'il désire faire un échange amical, et Binamé s'exécute. Un des jeunes soldats perchés sur le char voisin fait à la cantonade une réflexion qui fait rire toute la troupe. L'officier finit par se sangler, prend son pistolet et, au moment où nous nous remettons en marche, un coup de feu : le blagueur a été puni de son manque de respect ! Et les chars repartent vers l'ouest. Voilà un genre de discipline que nous n'apprécions guère et qui nous rendra très prudents dans nos rapports avec les Russes !!
Ceux-ci nous envoient par un chemin forestier en direction de Schlitte où nous sommes à nouveau arrêtés par une patrouille à cheval qui exige des montrer pour nous laisser passer. Maurice Denis qui est notre interprète se fait complètement dépouiller, Houillet et moi qui n'avons pas de montre bracelet ne perdons rien dans l'aventure. Denis et Mayence sont bien découragés et nous demandent de ne pas les laisser tomber : nous les incorporons dans notre petit groupe.
Nous marchons entourés d'un flot de combattants russes qui avancent par de petits chemins forestiers afin de contourner une poche de résistance de SS baltes retranchés entre deux lacs. Vers midi, nous avisons un cochon rose, gras et allemand à souhait ; à notre demande, un des escorteurs le tue, une rafale de mitraillette, le cochon est aussitôt découpé, mis à rotir sur un feu de bois et dévoré en cinq secs. Ceux qui en mangèrent – je n'en étais pas – furent malades. Cinq ans d'abstinence nous avaient transformés en fakirs et le sentiment de libération que nous ressentions nous enivrait et nourrissait nos estomacs rétrécis qui exigeaient une nourriture dosée.
Dans la nuit, nous arrivons à Schlitte où les Russes nous procurent un logement en éjectant les quelques habitants qui s'y trouvent encore. C'est à nouveau une magnifique demeure qui nous abrite, elle aussi dévastée.
Le 30 avril nos anges gardiens nous quittent pour poursuivre leur avance vers Lubeck, après nous avoir indique le chemin à suivre pour rejoindre notre caserne de Prenzlau ! À dix, nous formons un groupe assez serré qui s'organise pour soulager l'un des nôtres, Doyen qui est malade (trop de cochon ?) ; nous découvrons une petite charrette basse sur laquelle nous l'installons avec nos bagages et, tirant, poussant, nous quittons la ferme ; en chemin, nous rencontrons un certain Nistens qui a déniché un cheval, lequel le met obligeamment à notre disposition pour tirer la charrette. Cette obligeance chevaleresque, la rencontre fortuite de quelques poulets et nos estomacs délicats nous ayant déconseillé de débiter le canasson en steaks, nous avions des paysannes du domaine d'Arnimshein (probablement aux Von Arnim ?) qui nous plumeront nos poulets et nous les prépareront avec des petits pois. La veille, ces cinq ou six femmes avaient été violées et la ferme pillée, mais la maison par contre recèle encore dans ses caves assez de conserves pour nous inciter à y déjeuner5. La table de la salle à manger est recouverte d'une nappe blanche encombrée de vaisselle sale : nous la soulevons par les quatre coins, jetons le tout dans un coin de la pièce, découvrons de la vaisselle propre digne de nos poulets-petits pois et nous installons. Ce sera notre premier délicieux repas depuis 4 ans !!
Pendant que les gourmands exploraient la cave, les malicieux avaient déjà fureté dans les penderies et découvert des couvre-chefs, chapeau claque, chapeau-melon, casque à pointe, dont nous nous affublons hilares, pour banqueter dans un débordement de cris, de hurlements cocasses et de joie intense … lorsque la porte s'ouvre d'un violent coup de pied et des Russes font irruption dans la pièce, mitraillette au point, le doigt sur la gâchette : étonnement réciproque, explications : ce sont des « Rokosovsky Bandieten », comme s'appellent eux-mêmes les soldats de ce redoutable maréchal, qui progressent vers Lübeck et que nos cris ont attirés. Souriants, ils nous laissent à nos agapes joyeuses.
Le soir nous arrivons à Cservalin, dans une grosse ferme d'état. Notre apparition fait fuir une volée de femmes qui, de loin, nous prennent pour des Russes à cause de nos grands manteaux kaki. Revenues de leur frayeur, elles s'ingénient à nous héberger ; le seul homme de la ferme, un régisseur manchot, se tient près de la pompe ; chacun à notre tour, nous procédons au nettoyage minutieux de nos pieds soutenus obligeamment par le manchot servile qui n'en revient pas d'être toujours un manchot vivant. À défaut de poulets enlevés la veille par les Russes, nous trouvons une quantité de lait. Victor, qui n'a pas bien digéré le dîner aux chapeaux n'en profitera pas et se glissera avec délice entre ses draps blancs qui garnissent les lits où nous dormirons cette nuit du 30 avril au 1er mai 1945.
Dans cette ferme, une Allemande d'une trentaine d'années, nous trouvant assez débonnaires, nous demande de pouvoir nous accompagner ; c'est la femme d'un sous-officier et elle veut rejoindre Prenzlau en voyageant sous notre protection. Une grande discussion s'engage entre les dix ; personne n'est très enthousiaste mais nous décidons qu'elle pourra nous suivre sans bénéficier de notre aide, sous-entendu en cas de rencontre de Russes trop entreprenants. Nous nous mettons en marche à 11 heures du matin avec notre charrette toujours attelée. À Bergholz et Gollwitz, les Russes font la fête : il y a de quoi, aujourd'hui ils sont entrés à Berlin et c'est leur fête nationale ! Ils tirent dans tous les azimuts et saluent notre passage par de joyeuses rafales de mitraillettes. Arrêt à Gollwitz où nous avons l'intention de nous restaurer : il est déjà 12h40 ; nous cherchons donc la maison, la table et peut-être le rôti, même froid. Mais dans la maison de notre choix, Denis découvre à l'étage un Allemand qui s'est pendu, d'où pique nique au bord de la route. Départ de Gollwitz à 15h20 ; nous y retrouvons la grand- route de Berlin à Prenzlau encombrée d'un énorme trafic de camions militaires. Ils ont roulé sur un soldat allemand qui a été tellement aplati qu'il va d'un bord à l'autre de la chaussée ; c'est horrible !
Le 1er mai 1945 en fin de journée, nous franchissons d'un pas martial le portail de notre camp d'internement (?) et c'est dans le même logement au-dessus des cuisines que nous nous installons. Mais ce même logement au-dessus des cuisines est devenu pour nous un « trois étoiles » au pays des Russkoffs (à l'époque, cette expression n'existait pas). En l'espace de 7 jours, juste le temps de la création du monde, le monde a basculé : en l'espace d'une semaine, nous sommes passés de la condition de misérables prisonniers à l'état glorieux d'hommes libres.
Il a suffit de ce laps de temps pour que des milliers d'esclaves, de vils unter-menschen, de pitoyables créatures disloquées, de squelettes vivants, de moribonds desséchés ressuscitent dans l'intégrité de leur état d'homme. Ils étaient écrasés, crucifiés, carbonisés, voués à l'abjection, annihilés et soudain en l'espace de 7 jours, ils redevenaient des créatures du bon dieu. Imaginez un archéologue Martien qui serait descendu le 1er mai dans la ville de Prenzlau. D'après les écrits recueillis dans les ruines de grandes cités telles que Köln, Hamburg, Dresden, il savait que des Aryens dont le Führer s'appelait Hitler avaient occupé ces sites en des temps antérieurs … mais à Prenzlau, il n'y avait pas un seul Allemand !! On rencontrait des Yougoslaves, des Polonais, des Tchèques, des Hollandais, des Italiens ; tout un paté de maisons était peuplé de Baltes, une rue appartenait aux Grecs, une centaine sur dix mille qui avaient quitté à pied leur camp de concentration près d'Athènes. Les Yougoslaves faisaient de grands feux pour rôtir des porcs entiers à la broche ; les Italiens sortaient des chaises dans la rue et rêvaient de spaghetti bolognèse autour d'une marmite de Kartofeln. Des Français, des Tchèques, un Tsigane, un des rares survivants des trois millions envolés en fumée à quelques kilomètres de là; un petit troupeau de jeunes femmes juives aux avant-bras tatoués d'un numéro avaient échoué dans quelques maison à la périphérie de la ville ; mais d'Allemands, point, sinon pendus, fusillés, étripés.
Le Martien n'aurait rien compris à l'affaire, aurait pensé à un cataclysme comme à Palenqué au Mexique, à une épidémie du genre peste aryenne, de toute façon il aurait repris son satellite (encore un mot qui n'existait pas en 1945) ses écrits tapés en gothique et serait reparti pour se résidence d'été sur la lune (pas encore explorée par les terriens en 1945) pour y décrypter en paix ce mystère.
Pendant ce temps les Belges reçoivent mission des Russes d'organiser cette nouvelle tour de Babel. En première urgence, les ingénieurs du génie remettent en marche la centrale électrique ; des volontaires refont couler l'eau dans les cuisines en utilisant des pompes des pompiers pour la prendre dans la rivière et remplir le château d'eau ; d'autres réactivent les fours d'une boulangerie; des corvées à cheval partent au ravitaillement dans la campagne, d'autres s'occupent d'enterrer les cadavres d'hommes (les Russes n'enterrent que leurs soldats), de vaches et de chevaux qui empuantissent l'atmosphère. Les pains sortent très vite de la boulangerie et c'est avec des pommes de terre et des quartiers de viande que se fait la distribution aux différents groupes d'habitants de la nouvelle Babylone.
On s'aperçut très vite que les femmes « tatouées » ne touchaient pas à la nourriture, étant trop affaiblies ou démoralisées par le régime de camp de la mort pour la préparer : elles sont dotées de cuisiniers pour la faire cuire, la répartir et la servir. Survivront-elles à ce changement de régime ? Verront-elles fleurir la paix en ce 8 mai 1945 ? car le 8 mai, c'est la fin de la guerre : Hitler est mort et ses successeurs capitulent sans conditions. Finie cette guerre qui s'appellera dans les manuels d'histoire « La seconde guerre Mondiale ».
Finie pour nous en Europe mais elle continuera encore plus d'un an6 dans le Pacifique avant que le Japon, écrasé par la bombe atomique, abandonne aussi la partie.
Victoire à l'Est pour les Russes, à l'Ouest pour les Alliés. Déjà en 15507le Pape Grégoire avait partagé le monde en deux, l'Est aux portugais, l'Ouest aux Espagnols. En 1945, le monde sera encore partagé en deux, l'Est aux Russes, l'Ouest aux Américains. De 1550 à 1945, les Blancs, pendant quatre siècles auront conquis, soumis les Amériques, le moyen-Orient, l'Orient, l'Afrique ; bientôt la guerre que les Indo-Chinois feront aux Français pour les chasser de chez eux, marquera la fin de l'hégémonie Blanche sur les peuples de la terre.
Victoire donc en ce 8 mai 1945 : 50 millions de morts, dont 6 millions de Juifs, 20 millions de Russes, 35 millions de blessés. Des montagnes de ruines au milieu d'une vallée de larmes. C'est la fin de la guerre, cinq ans après ce même mois de mai qui nous avait trouvés, ma promotion et moi, éveillés et joyeux dans un train assoupi à quai d'une petite gare paisible parmi les vignes d'une sous-préfecture méridionale encore engourdie de sommeil.
Cinq ans sont passés et nous n'avons plus 20 ans mais notre grande préoccupation actuelle n'est pas aux considérations philosophiques, il faut fêter la victoire et remercier Dieu !8 Ce matin -là, notre major Russe, commandant de la ville, fait rassembler tout le monde dans la cour de la caserne, monte sur une table et fait un très long discours ponctué de vivas, de hurlements ; chaque fois qu'il applaudit, nous applaudissons et il est là, heureux au milieu de nous, petit, trapu, le crâne rasé, un gros revolver dans un étui en bois pendu à la ceinture, riant, gesticulant. Point n'est besoin de comprendre le Russe, c'est la fin de la guerre et il le dit de tout son cœur. Entre-temps notre aumônier a lancé des invitations pour le Te Deum qu'il veut célébrer dans la salle de gymnastique qui sera transformée en chapelle. Chaque groupe de prisonniers envoie une délégation, les Russes seuls s'abstiennent. La cérémonie se déroule, grandiose dans la pauvreté mais exaltée par les chants d'allégresse qui montent vers le ciel et, s'échappant par les vasistas, viennent frapper l'oreille de notre major Russe. Curieux, celui-ci entr'ouvre légèrement la porte de la chapelle, pointe un nez timide, avance un pied botté...et se voit aussitôt poussé au premier rang parmi les autorités. Confus, rouge jusqu'au somment de son crâne rasé, mais bientôt ravi, le voilà assis devant le maître autel écoutant l'alléluia de Händel qui emporte dans une extase divine les incroyants, les sceptiques et les désespérés. Le lendemain, à sa demande, l'aumônier rechantera un Te Deum en plein air et tous les Russes y seront.
Cependant les journées passent agréablement. Nous allons souvent nager dans le lac avec nos amis Russes ; ils sont si heureux de patauger, de s'éclabousser et même de tirer quelques rafales de mitraillette pour voir les nageurs se sauver en criant. Ceux qui ont déniché un vélo sont aux anges ; ils n'ont jamais vu une machine pareille et il faut les entendre hurlant de joie à chaque chute. Les consignes du Major Ruse sont de ne jamais se promener seul, il connaît son monde ! Un de nos camarades a oublié la consigne face à … un carré d'asperges. Il a décidé d'aller les ramasser le jour même. Muni d'un couteau et d'un sac, il est parti aux provisions, se réjouissant de la surprise qu'il fera aux copains. Tout à son travail, il n'a pas entendu deux femmes-soldats qui se sont approchées de lui, il ramasse tandis que deux paires d'yeux le regardent avec convoitise. Le pauvre ne finira pas sa cueillette car les deux femmes l'ont trouvé à leur goût et vont s'en régaler sous la menace de leur mitraillette. Il reviendra au camp bien décidé à se munir d'un gourdin la prochaine fois qu'il ira marauder. On suppose que les deux Russes étaient moins appétissantes que les asperges !
À l'entrée de la caserne, on a descendu le drapeau à croix gammée et monté deux drapeaux, Russe à gauche et Belge à droite. Sous chaque emblème national, une sentinelles monte la garde, assise sur une chaise. Le Russe est armé, sanglé dans la blouse verte à col droit reserrée parle ceinturon et il croque des graines de tournesol dont il crache les enveloppes tout autour de lui ; le Belge est moins reluisant car son uniforme s'est usé pendant cinq ans dans les différents camps ; mais les Russes l'ont aussi armé d'un fusil symbolique dépourvu de verrou !
Le surlendemain du Te Deum, il y a un grand bal ; il se tient dans la cour de la caserne en face de la nôtre, où les Russes ont installé un hôpital ; l'orchestre est belge. Le Major Russe qui en est l'instigateur a fait disposer des chaises et arrive escorté de deux jeunes Ukrainiennes ; il arbore des gants neufs de pécari beurre frais, son revolver dans l'étui de bois et un immense sourire. Il s'installe commodément dans un fauteuil et encourage maternellement ses protégées à danser, leur tenant le sac quand on les invite. Car il y a des femmes, infirmières et médecins russes, travailleuses ukrainiennes libérées, autre réfugiées et prisonnières délivrées, et puis les hommes dansent entre eux la valse, la java ou le tango : ils découvriront un mois plus tard, lorsqu'ils reviendront chez eux, le swing et le Lambeth Walk.
C'est une doctoresse russe du rang de colonel qui s'occupe de l'hygiène ; elle est petite, menue, vive et efficace. Elle forme des équipes qui parcourent la ville et les environs pour enterrer les cadavres d'hommes et d'animaux ; elle a installé un hôpital dans la caserne allemande de l'autre côté de la route après l'avoir complètement vidée : literie, meubles, tout a passé par les fenêtres et est resté en tas devant les bâtiments, répandant une odeur pestilentielle.
Dans notre batiment des cuisines, il y a un corps de garde russe au rez-de-chaussée ; un soir, alertés par du tintamarre et des cris incompréhensibles, nous nous précipitons et voyons sur le palier deux hommes agrippés l'un à l'autre : c'est un soldat russe ivre qui essaye d'étrangler son lieutenant, lequel tente vainement de sortir son révolver. Nous arrivons à temps ; avec des draps, nous saucissonnons le soldat et sur les ordres du lieutenant qui a repris le souffle nous le transportons dans une cave à charbon où il cuvera son vin pendant trois jours.
Une autre fois, à l'étage en-dessous de la chambrée, un Russe s'acharne à jouer du piano ; il a trouvé ce vieil instrument désaccordé avec lequel l'aumônier entraînait la chorale. Il joue « au clair de la lune » en butant chaque fois sur la même note ; exaspéré, il se met à taper de toutes ses forces sur l'instrument, bien décidé à le démolir. Un de nos camarades s'approche doucement, lui tape sur l'épaule, prend sa place et lui montre comment jouer la mélodie : toute la journée nous entendrons la même ritournelle.
Victor Houillet et moi nous promenons autour du camp et décidons un jour d'aller voir la position d'artillerie anti-aérienne que les Allemands avaient installée sur la hauteur ; nous regardons, curieux, les débris des canons de 88 mm qui se sont tus il y a à peine deux semaines et soudain, nous sommes alertés par une présence : un soldat russe et un civil nous tiennent en joue du haut de la tranchée ; ils nous interrogent en allemand et nous expliquent qu'il est interdit de se promener sur ce site, qu'il vaut mieux être en groupe plus nombreux et armé de bâtons, et nous reconduisent vers le camp. Nous nous déplaçons donc en bande et souvent en quête de nourriture ; des camarades découvrent un cochon à quelques kilomètres du camp dans une ferme abandonnée. Le cochon est en fait une truie astucieuse qui se refuse à les suivre et qu'il faut abattre sur les lieux. À coups de hache et massacré par des mains inexpertes, l'animal moribond est finalement hissé sur une charrette trouvée sur place, puis, poussant et tirant, ils ramènent la bête vers le camp, qu'elle n'atteindra jamais car une bande de Russes la leur enlèvera en route. Personne ne se faisait de cadeau et nous avions tous un arriéré de cinq ans de malnutrition.
Au fil des jours, les prisonniers sont évacués. Ce sont d'abord les Polonais qui partent par leurs propres moyens, sur des charrettes tirées par des chevaux pris dans les fermes allemandes ; ensuite ce sont les Yougoslaves. Un jour les femmes juives rescapées d'un camp de concentration sont rassemblées et invitées à se grouper par nationalité : les Hongroises à droite, les Roumaines en face, les Yougoslaves à gauche. Cela fait, il reste un misérable groupe que l'officier russe regarde avec étonnement : « et vous là, d'où êtes-vous ? » « Transylvanie, bon, mettez-vous avec les Hongroises ». Oui, mais les Hongroises n'en veulent pas et les expulsent chez les Roumaines qui les rejettent tout aussitôt. Et vous, Dantzig ? Avec les Polonaises ! Mais pour les Polonaises, c'est une Prussienne dont elles ne veulent pas ! Finalement l'officier russe, exaspéré, s'en ira en levant les bras au ciel et en remettant au lendemain la solution de ce casse-tête qui à ce jour, n'est toujours pas résolu.
Et puis un matin à l'improviste, les Russes nous annoncent que nous devons nous préparer à partir : le bloc des cuisines sera de la première fournée. Ce n'est plus « schnell » mais « bistro ! Bistro ! » pour nous faire rassembler les bagages et nous nous précipitons vers de gros GMC de fabrication russe, copie des Américains, qui sont arrivés dans la cour. Quelques heures plus tard, nous sommes à Magdebourg, passons l'Elbe sur un pont de bateaux et sommes remis aux Anglais.
Peu après notre départ, le typhus s'est déclaré à Prenzlau. Un cordon sanitaire a été installé tout autour de la ville et du camp, la plupart des prisonniers étaient partis, sauf les Italiens que les Russes refusaient de considérer comme des alliés. Des Belges qui étaient à l'hopital, deux sont morts là-bas et enterrés au cimetière militaire ; d'autres sont rentrés après nous qui ont raconté leur histoire. Certains sont retournés à Prenzlau dans les années 80 et ont retrouvé les tombes bien entretenues.
Dans la caserne sur la rive Ouest de l'Elbe, les Anglais nous avaient organisé un comité de réception prudent et hygiénique. Priés d'entrer un par un dans un baraquement, nous y recevions sous les bras et dans la braguette une dose suffocante de D.T.T. suivie dans un autre bâtiment d'un délicieux « pork and beans » chaud et réconfortant ; c'était le 5 juin 1945.
Les Anglais très flegmatiques ne manifestèrent aucun étonnement à la vue de notre contingent ; depuis leur entrée en Allemagne, ils en ont vu bien d'autres en fait d'uniformes ! Si j'ai fait durer tant bien que mal pendant cinq ans mes deux uniformes de sous-lieutenant, ma culotte de cheval au fond de laquelle j'ai cousu une grosse pièce plus foncée, mes deux manteaux dont l'un est allé réchauffer un camarade démuni, par contre certains arborent des costumes fantaisistes, par exemple des tenues polonaises offertes par les Allemands dès le début de la captivité, des bonnets de police français, des uniformes yougoslaves et même des « battle-dress » britanniques. Je n'ai pas grossi évidemment mais les manches de mes deux vestes ont tout de même raccourci !! Aurais-je grandi ? Quand j'allais les faire faire chez l'élégant tailleur militaire de la rue Duquesnoy, j'avais 209 ans et dans plusieurs jours j'en aurai 25.
Nous passons la nuit chez les Anglais et le lendemain nous sommes priés d'alléger encore nos bagages déjà si réduits. Je garde ma petite valise de cuir, le sac à dos, ma fidèle couverture, mais j'abandonne la précieuse casserole qui a mijoté d'innombrables tambouilles revigorantes.
Sur l'aérodrome de Magdebourg, des DC 3 pour parachutistes nous attendent ; ce sera mon baptême de l'air. Une heure plus tard, nous survolons Bruxelles pour atterrir à Evere ; un aide de camp du Prince Régent (le Roi est encore en Suisse) nous y souhaite la bienvenue. Puis en tram, nous allons au centre d'accueil d'Uccle ; en montant dans le tram, Jean Mayence laisse tomber ma couverture qu'il portait ; je n'ai pas eu le courage de tirer la sonnette d'alarme pour la récupérer !
C'est là que l'armée Belge nous récupère : inscription, visite médicale, finances, ordre de marche, titre de congé, tout le tremblement subi dans une espèce de brouillard ou d'inconscience. Dans la nuit, un camion américain me ramènera à Liège, où je débarque chez ma grand-mère et chez mes oncles à 6 heures du matin, réveillant la maisonnée et provoquant les cris et les pleurs que l'on imagine ; c'était la fin de mes aventures de « guerre », une guerre que je n'ai pas réellement faite mais subie.
Rédigé par Simone
d'après les récit de Baudoin
15 mai 1988






1Je me demande comment
2Ils étaient supposés être un groupe de 600 hommes, il manque des explications
3On partait comme on voulait, donc.
4Citées en dernier, sans doute les objets les moins utiles
5Ouf, le mal n'est pas si grand dans ce cas
6Papa a corrigé en « trois mois »
7Papa a barré et mis 1494 (Tordesillas)
8Sans commentaire
9Le texte dit 22 ans mais c'est certainement une erreur

mercredi 19 janvier 2011

Chapitre 12 : Prenzlau 45 encore, jusqu'au 25 avril 1945

Depuis ce mois de juillet 1943 jusqu'à notre libération en 1945, la vie au camp devient de plus en plus difficile. Les Allemands sont au terme de leur ascension triomphante. Arrivés au somment de la montagne de glace, ils découvrent, ennivrés les peuples vaincus, agonisants, qu'Hitler avait juré d'anéantir. Des millions de morts jonchent les champs de bataille, des hordes épouvantées fuient les villes détruites, des prisonniers croupissent dans les camps, des Juifs, des Tziganes, des Polonais, des Hongrois, des Lituaniens, des Tchèques, des Belges, des Français passent dans les fours crématoires, des Russes sont parqués derrière des barbelés pour y mourir de faim. Vingt millions d'être humains disparaîtront ainsi dans les pires souffrances. Hitler, de plus en plus fou, a juré de se battre jusqu'au dernier homme et, entouré de fanatiques, jette toute la population allemande dans le combat : femmes, vieillards, invalides, enfants à partir de 16 ans, tous prennent les armes pour assure la « défense du pays ».. La face de la guerre a changé depuis que Stalingrad a vu la destruction d'une armée allemande et sa reconquête parles Russes en janvier 1943 ; les bombardements s'intensifient sur les villes allemandes ; les Alliés ont débarqué en juillet en Sicile, puis en Italie, qui capitulera en septembre. Les Russes ont libéré la plus grande partie de leur territoire.
Pour nous, les restriction se font plus sévères, on passe à la « boule à cinq », puis à sept, les soupes sont plus claires et un jour nous recevons un brouet de viande d'animaux sauvages où il y avait certainement du renard et du putois, tant il sentait mauvais ! Les colis belges de la Croix Rouge arrivent moins régulièrement et fin 1944, ils n'arrivent plus du tout.
Les tentatives d'évasion se multiplient, aussi variées que décevantes. L'une d'elles a dû germer dans le cerveau d'un prisonnier qui passait de longues heures de réflexion au cabinet ! Cet habitacle malodorant lui offrant un paysage décevant peu propice aux rêves bleus, il s'est un jour demandé si l'évacuation de ses chétives déjections par un conduit sous-terrain ne le mènerait pas, en entier, vers la liberté. Concentration, réflexion, étude sérieuse de la question, et nous voilà enrôlés dans une mission peu banale : il s'agit de monopoliser à longueur de journée une des cuvettes en s'asseyant dessus, déculotté mais serein, un journal en main pour faire plus vrai et l'air concentré habituel à qui remplit cette fonction quotidienne. Le cabinet a été préparé, c'est à dire que la cuvette a été démontée, le trou nettoyé et agrandi ; un espace suffisant permet à un homme de le lover dans la cuvette et d'y creuser un tunnel ; la terre est évacuée à coup de boîtes de conserve.
Pourtant cette persévérance à occuper méthodiquement le même cabinet à longueur de journée finit par éveiller l'attention des « rats de cave », les Allemands qui parcouraient le camp sans relâche en surveillant tout ce que nous faisions, qui découvrirent donc le pot aux roses ! De celui-ci, nous sommes passés sans transition aux égouts. Il faut dire que le chemin de la liberté pour des prisonniers n'est ni lumineux, ni ventilé ; il évoque davantage l'obscurité, la suffocation. Aussi est-ce plutôt dans la terre que dans l'azur que nos esprits volages nous entraînaient. Donc deux de nos camarades étudièrent le tracé d'un égout qui, sortant du camp, s'ouvrait au milieu de la route de l'autre côté des barbelés. Un matin, ils y pénètrent, rampant, le nez au ras de l'eau, le crâne meurtri par la voute ; respirant à grand peine air fétide, menacés d'asphyxie et épuisés, ils arrivèrent enfin sous la plaque. Rassemblant toutes leurs forces, il purent la soulever, sortir et tomber exténués dans le fossé non loin de là. Hélas, ils n'avaient pas eu la force de bien remettre la plaque en place. Des soldats en vélo, remarquant la chose, se mirent en devoir de la repousser... et découvrirent les deux prisonniers dégoulinant d'eau sale et affalés, sans forces dans le fossé.
Une autre tentative, fictive, celle-là, échoua tout aussi lamentablement. Poussés par le froid l'hiver et par le besoin de cuisiner, nous avions découvert une cave remplie de briquettes de charbon à l'usage exclusif de nos gardiens. Cette mine qui s'ouvrait sur la cour par un soupirail nous inspira l'idée d'aller l'exploiter.
Une équipe de deck-tennis jouait en face du soupirail ; les spectateurs s'asseyaient contre le mur, le dos obstruant le dit soupirail. L'un d'entre nous, en tenue de sport c'est à dire en slip, pénétrait dans la cave, remplissait un carton de briquettes, le passait à un des spectateurs qui le faisait glisser derrière son dos à un de ses voisins et il court, il court le furet jusqu'à notre chambre, suivi d'autres cartons pareillement chargés.
Le manège dura quelque temps puis les Allemands découvrirent le larcin. C'était au tour d'André Dumont à faire le charbonnier ; dérangé en pleine action, il jaillit comme un diable par le soupirail et s'enfuit vers la chambre, poursuivi à travers la cour où se jouait un match de football, par un « rat de cave » baïonnette au clair qui hurlait « Halt ! Halt ! » et que les joueurs essayaient d'empêcher de passer ; rattrapé finalement au bout d'un couloir où il s'était fourvoyé, il fut conduit devant le commandant du camp et accusé de vol et de sabotage, ce qui était grave et passible de la forteresse. « Comment, moi dont la famille possède les charbonnages de la Campine, je volerais vos mauvaises briquettes, alors qu'il me suffirait d'écrire chez moi pour qu'on m'en envoie un wagon ! Je cherchais un bon endroit pour creuser un tunnel ». C'était l'évidence même ; il n'eut que quelques jours de cachot.
Et les jours passaient ; nous avions de plus en plus faim. De temps en temps, la Gestapo faisait une descente dans le camp pour rechercher les postes clandestins qui nous renseignaient ponctuellement sur le déroulement de la guerre. Nous savions que l'étau se resserrait autour de l'Allemagne dont les frontières n'étaient plus aussi démesurément étendues qu'à l'époque des conquêtes. Maintenant, la pression s'exerçait à la fois sur le front russe, le front italien et chez nous, en France et en Belgique presque entièrement libérées.
Bientôt, sur la route de l'autre côté des barbelés, l'on vit passer la cohorte des réfugiés allemands : des voitures, des charrettes, des vélos, des piétons ; ils convergeaient vers le cœur de leur pays, talonnés par les premières vagues de Cosaques dont l'apparition alimentait une panique suscitée par des récits terrifiants prétendant qu'ils volaient, tuaient, violaient et incendiaient. Quand ces Russes avaient reconquis leur propre paye, ils n'avaient pu le reconnaître ; les villages s'étaient volatilisés en fumée avec leurs habitants, les champs labourés par les chars, les villes réduites à l'état de décombres, les millions de cadavres qu'ils voyaient ne pouvaient plus crier leur agonie, mais chaque combattant avait soif de vengeance. Nous savions qu'ils avaient traversé l'Oder, qu'ils n'étaient plus qu'à 50 km ; nous entendions la canonnade ; leurs avions venaient bombarder Prenzlau et c'est en bombardant la gare qui le camp situé pas loin reçut quelques bombes qui firent des victimes et parmi elles, un de nos camarades, Boseret.Au début de l'année 45, non nous avait fait évacuer les garages pour y loger des officiers polonais qui y furent complètement isolés. Comme nous ils semblaient souffrir de la faim mais ils ne nous paraissaient pas maltraités. Ces Polonais avaient été faits prisonniers en 1939 et évacués de l'Est devant l'avance russe ; nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus.
Nous logions maintenant au dessus de la cuisine, dormant sur des paillasses jetées à terre. Grâce à quelques planches et à de vieux filets de tennis, nous avions réalisé des lits à suspension assez confortables. De cette cuisine, il ne sortait plus que peu de choses, et nos colis n'arrivaient plus, mais la préoccupation vitale de satisfaire la faim se tempérait de l'espoir grandissant d'une défaite allemande imminente. Déjà en 1943 et surtout depuis le débarquement de juin 1944, nous savions que la roue du destin avait tourné. Nous attendions, et il fallait survivre. Par des soldats qui travaillaient à la gare, nous savions que des milliers de colis destinés à des prisonniers français de Prusse Orientale, libérés depuis longtemps par les Russes s'entassaient dans les entrepôts ; vainement, nous avions essayé de les faire sortir.
Nous savions aussi que la population allemande commençait une évacuation dont elle n'avait pu jusqu'alors imaginer l'horreur. On voyait passer vers l'Ouest et jamais dans l'autre sens des groupes chargés de ballots, des charrettes tirées par des haridelles qui avaient peut-être été réquisitionnées en Belgique pour labourer la bonne terre de nos vainqueurs. Que verrait-elle germer en ce printemps 1945 ? Quelle moisson sortirait de ces champs arrosés du sang et de l'acier des combats ? Et parmi nous régnaient en même temps la joie et l'anxiété ; les Alliés avaient passé le Rhin et avançaient à travers l'Allemagne à une vitesse stupéfiante. Les Russes avaient passé l'Oder et combattaient durement pour avancer vers Berlin. Il n'y avait aucun doute que, d'un jour à l'autre, ils allaient passer en face de Prenzlau !
Dans le camp, ayant capté les messages de la radio clandestine, chacun faisait des plans, organisait des départs, des convois vers une libération dont personne ne savait d'où elle viendrait, ni comment elle se ferait. À deux, à trois, en groupe, chacun élaborait un scénario en Anglais, en Russe, en civil, en uniforme. Au milieu de cette fièvre, les autorités du camp annoncèrent un départ prochain ; le jour où furent débloqués des colis français, nous avons su que le départ était imminent. Je me fabriquais un sac à dos ; j'avais une musette pour y serrer mes biens les plus précieux : dans une boite d'allumettes, la chevalière de mon père qui avait échappé à toutes les fouilles, ma réserve de cigarettes américaines et les lettres de Simone. Tout ce que nous ne pouvions pas emporter devait rester au camp, aux bons soins des Allemands ! Dans une valise en cuir, je mis des vêtements ; la nourriture irait dans le havresac et ma couverture roulée en bandoulière.

vendredi 14 janvier 2011

Chapitre 11 : L'évasion de l'Oncle Pit, alias Major Victor Legrand

À Prenzlau, les prisonniers avaient organisé un « Comité des Évasions » sous la direction du Colonel Bolle ; c'était une organisation bien structurée, efficace et disciplinée ; sans son appui, il était impensable de « prendre la fille de l'air » ; il fallait des mois de préparation, des contacts avec l'extérieur, une filière par les colis pour obtenir de fausses cartes d'identité, un tailleur pour confectionner des vêtements civils, et une liste sur laquelle figuraient des officiers de tout grade candidats au départ, classés d'après la méthode qu'ils envisageaient d'utiliser, numérotés et … en file d'attente ! Toutes les conditions étant réunies, le candidat évadé ayant préparé sa valise et son costume, il n'y avait plus qu'à attendre le signal du départ. Mais comment sortirait-il ? Il y eut des centaines de tentatives, des centaines d'échecs et, de temps en temps, une réussite : mon oncle, qui avait participé avant juillet 1943 à de nombreux essais de départ par tunnel, dans les différents camps où il avait séjourné, réussit enfin le 22 juillet 1943 et voici comment.
La grande cour du camp était exposée plein Sud ; elle était entourée d'un barbelé simple à 50 cm du sol qu'il nous était interdit de franchir ; à 3 m. vers l'extérieur, il y avait une double haie de barbelés de 4 m. de hauteur dont l'intérieur était rempli de chevaux de frise, puis un glacis d'environ 20 m., puis une palissade bordant une route. Du côté Sud, un seul mirador surveillait la clôture ; lorsque sa sentinelle avait le soleil en face, elle tournait la tête de l'autre côté et d'autant plus que, par un fait exprès, une équipe de deck-tennis avait pris l'habitude de jouer de ce côté là, retenant et captivant son attention. Certains spectateurs s'asseyaient par terre, d'autres sur des chaises dont certaines très près du barbelé.
Par cette belle matinée de juillet 43, l'Oncle Pit était parti nager au lac où des sentinelles nous escortaient quand il y avait assez de prisonniers désireux de s'y ébattre. Et en son absence, toutes les circonstances étaient favorables, le groupe dont il faisait partie commença à réaliser son projet d'évasion ! Une partie de deck-tennis animée s'était engagée, la sentinelle aveuglée par le soleil tournait le dos à l'endroit choisi pour franchir les fils, un prisonnier observait la sentinelle, un autre la cour qui était vide de tout allemand, un troisième d'une fenêtre surveillait la route où personne ne se promenait, tout va bien et le signal est donné. Le premier de la liste s'approche de la clôture, commence à y découper un passage ; le jeu s'intensifie, les prisonniers crient, hurlent ; les pinces s'activent, le PG entre dans le trou qu'il a pratiqué, rampe en traînant sa valise derrière lui, se redresse de l'autre côté, bondit et franchit le glacis, lance sa valise par dessus la palissade, saute, fait un rétablissement et... disparaît. Un autre homme a déjà pris sa place, sur la chaise près du fil de garde, attendant le signal des trois observateurs ; puis il plonge, rampe, bondit, court, saute et disparaît , un 3ième, un 4ième, un 5ième...et l'oncle Pit est à la plage !! Mais voilà que le groupe de nageurs revient, chacun rejoint sa chambre sauf l'Oncle Pit qui, prévenu, se précipite chez moi, m'emprunte les vêtements qu'il n'a plus le temps d'aller sortir de leur cachette (une paire de chaussures basses et une chemisette achetée à Limoux). Il arrive encore à son tour sur la chaise et je galope au 3ième étage pour surveiller l'opération ; je le vois plonger, ramper, courir les 20 m. lancer sa valise au dehors et...rater son rétablissement : il est assez gros et plutôt petit, son bras gauche a lâché et il gigote suspendu par le bras droit ; va-t-il retomber ? Heureusement, il se rattrape, se hisse et disparaît enfin ! Quelques instant plus tard, je le vois passer sur la route devant l'entrée du camp et sa sentinelle, chapeau en tête, valise en mais et je le regarde s'éloigner. Douze prisonniers s'évaderont ce matin là ; il devait y en avoir plus mais des nuages ont obscurci le ciel, le soleil s'est caché et un orage a balayé le camp ; tout le monde s'enferme dans les bâtiments jusqu'à l'appel de l'après-midi que le Comité des Évasions parvient à « organiser » magnifiquement puisqu'on y camoufle l'absence des douze pensionnaires.
C'est la nuit, les sentinelles patrouillent et nos évadés bourrent les routes... Soudain, grand branle-bas : le trou dans les barbelés a été découvert. Cette fois-ci, plus moyen de camoufler l'évasion et les sentinelles qui, pour leur malheur étaient de garde cette nuit-là, seront expédiées sur le front russe !
L'oncle Pit pendant ce temps a rejoint son coéquipier, le lieutenant Ledent. Après une semaine passée sous le toit d'une baraque occupée par des prisonniers belges et tchèques située près de la gare, ils quittent Prenzlau par chemin de fer ; les prisonniers qui les logeaient et les ravitaillaient les tenaient au courant des recherches et des mesures de contrôle édictées par les Allemands ; toutes ces mesures ont été levées, c'est le moment de sortir de leur cachette. Par les petites lignes de chemin de fer local, ils gagnent Dantzig en trois étapes, par Passewalk et Stettin. Du 2 août au 3 septembre, il séjournent à Dantzig dans un camp de travailleurs polonais, russes, ukrainiens et français. Toutes les nuits ils tenteront de grimper à bord de charbonniers suédois amarrés au port, sans succès. Des bateaux plus grands sont à quai sur l'autre rive de la Vistule mais les ponts sont gardés par des sentinelles ; aussi décident-ils de traverser le fleuve à la nage. Entretemps ils ont rencontré un évadé anglais qui partage leur projet. L'Oncle Pit, ne sachant pas nager, se confectionne une bouée à l'aide de bouteilles vides et se lance à l'eau poussé par ses deux compagnons ; il manque de se noyer et revient à son gite. Jour après jour, il cherche un autre moyen de quitter le port et se fait arrêter par une sentinelle allemande ; découragé, n'ayant plus ses camarades pour le soutenir, il décide de se rendre et tend sa plaque de prisonnier, petit rectangle de zinc où est gravé le numéro reçu lors de l'immatriculation ; la sentinelle la lui rend en disant « stimmt » (ça va) et continue sa ronde !
C'est après trois semaines que les deux autres reviennent, dépités ; par deux fois Ledent a atteint un bateau suédois à la nage, a pu s'y introduire, mais la première fois l'équipage a refusé de le cacher, et la seconde fois le bateau qui faisait la navette Dantzig-Riga et retour pour le compte des Allemands l'a ramené à son point de départ. L'anglais déçu les quitte et part pour Hambourg : ils ne sauront jamais s'il a réussi.
N'ayant plus ni argent ni provisions, ils reviennent alors à Prenzlau, dans le hangar où ils s'étaient cachés au départ ; par l'intermédiaire de prisonniers belges qui entrent et sortent de notre camp, il me font parvenir une lettre. Le colonel Bolle à qui je la remets, leur envoie le nécessaire, c'est à dire des marks, des chaussures, des vêtements. Rééquipés, ils prennent le train pour Berlin. Là après avoir traîné une journée dans la gare, ils montent dans l'express pour Cologne , un autre train les conduit à Eupen, qui est alors en territoire allemand. Une « passeuse » leur fait franchir à pied et de nuit la frontière belge où ils sont accueillis par un fermier. L'oncle Pit s'arrête à Liège pour voir ses parents et son neveu Jicky mais la filière qui devait l'aider à continuer sa route a été démantelée par les Allemands et le voilà livré à lui-même. Après quatre jours d'incertitude, il part pour la France ; par Charleroi, Binche et Solre sur Sambre, où un officier de réserve français lui fait passer la frontière et lui donne de faux papiers ; grâce à la complicité de cheminots français, il arrive à Paris. Il se cache chez des connaissances, Madame Geury et sa fille Geo, sa future femme et pendant deux mois, il cherche une autre filière. Il la trouve, traverse la France occupée puis, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1943, franchit la frontière espagnole : des guides le prennent en charge à Dax et, par St Jean de Luz, et Cibourre, le font entre en Espagne. Il reste 15 jours à Irun, 15 jours à Madrid sous la surveillance de la police, puis est autorisé à partir au Portugal. C'est de Lisbonne qu'un hydravion l'emporte vers l'Angleterre via l'Irlande.
Arrivé à Pool le 24 décembre 1943, transféré à Londres le 25, il est « chambré » à Patriotic School d'où, après des interrogatoires serrés, il est libéré le 4 janvier1944. Le 5, il est repris aux forces belges de la Grande-Bretagne.
Qu'est-ce que Patriotic School ? C'est une école dont l'examen de sortie est particulièrement difficile à réussir. Les candidats sont tous prétendument des patriotes, des évadés de toutes les prisons d'Europe qui sont désireux de continuer le combat ; les Anglais les suspectent tous a priori car, ayant été si souvent infiltrés par des espions de toutes nationalités, ils sont extrêmement méfiants. Pour l'Oncle Pit, heureusement, ils ont reçu confirmation de son évasion par l'avis de recherche publié en Allemagne donnant pour chaque évadé le nom, le grade et la nationalité, et même la mention « a été ou n'a pas été repris » ! Et c'est ainsi que l'Oncle Pit reviendra en Belgique en septembre 1944 avec les Belges de Grande Bretagne.