Finalement les autorités décidèrent de nous employer ; il existait un certain nombre d’organismes belges qui avaient besoin d’encadrement : postes d’aide aux réfugiés, dépôts de matériels divers, et surtout les centres de recrutement de l’armée belge appelé « CRAB » dans le jargon militaire.
Au moment de l’invasion de la Belgique, le gouvernement avait fait savoir que tous les hommes non mobilisés de 16 à 35 ans devait quitter le pays par leurs propres moyens et se regrouper en France ; des milliers de jeunes gens affluèrent bientôt dans les cantonnements mis à leur disposition par les autorités françaises. Ils étaient encadrés par des sous-officiers et des officiers de réserve (ou pensionnés repris en service) et devait constituer, après une rapide instruction, une réserve de personnel pour l’armée ; on avait ainsi soustrait à l’ennemi la masse humaine susceptible de continuer la guerre. Mais tout se précipitait car, à peine ces hommes étaient-ils arrivés dans le midi, que les capitulations du 28 mai et du 17 juin soulevaient d’autres problèmes. Certains de ces jeunes gens étaient accompagnés de leurs parents fuyant eux aussi comme beaucoup de belges qui se souvenaient des souffrances de la guerre 14-18 ; d’autres étaient partis en train, à vélo, mais tous dès le début furent assez malheureux. Ils n’avaient pour la plupart que les vêtements qu’ils portaient sur eux la nourriture leur fut distribuée avec parcimonie au gré de la désorganisation et de l’improvisation du moment. Aussi tous ceux de notre promotion furent envoyés à la rescousse dans les différents CRABs avec instruction de réorganiser la désorganisation et munis d’un gros tas de billets pour parer l’urgence.
Je fus désigné pour la 15e CRABs à Nîmes dont les hommes étaient répartis dans différents villages du Gard. Mon ordre de marche était pour Bellegarde où j’arrivai en camionnette ; je fus accueilli froidement par des officiers de réserve qui me dirent sans ambages qu’il n’y avait pas de place pour moi au mess qu’ils s’étaient organisé dans un petit café. On me fournit une chambre chez une vieille dame très gentille et je trouvais un petit restaurant où je partageais la table d’un jeune adjudant des guides, blessé en Belgique mais non admis au mess des officiers !!
Le même soir je rejoignis les autres officiers qui prenaient le frais au premier étage de leur PC, dans le noir et le silence en écrasant de temps en temps un moustique ; comme je proposais de jouer aux cartes ou aux dés (j’avais emporté les deux quand j’avais clôturé les comptes du bar le 11 mai à Bruxelles), je me fis agonir de sottises par le commandant local : « n’étais-je pas conscient des moments tragiques que nous vivions, était-il pensable de jouer aux cartes quand la guerre… les circonstances.. les heures sombres… pas étonnant qu’on en soit arrivé là quand les jeunes officiers partaient en guerre avec des cartes au lieu de penser à arrêter l’ennemi avec leur poitrine comme nous en 14-18…etc. » ; il ne pu terminer sa phrase ni aller au bout sa pensée faute de moyens verbaux la gorge serrée par l’indignation, outragé , scandalisé, blessé dans son patriotisme, il me réaffecta illico dans un des plus petits villages des environs ; je pus passer la nuit dans ma chambrette, prendre congé de la vieille dame et, le lendemain matin, par la camionnette de ravitaillement et sans revoir personne, je déménagais à Bouillargues (à 6 km de Nîmes sur la route d’Arles).
Je trouvai là trois chefs : un lieutenant de réserve d’administration qui supervisait tout de très haut, un sous-officier d’infanterie chargé du ravitaillement, un maréchal des logis de gendarmerie en charge de l’administration ; j’y trouvai surtout l’essentiel : 450 jeunes gens, garçons dépenaillés, affamés, qui donnaient leur sang non pas à la patrie mais à des bataillons de puces ; les allemands en Belgique, tout au moins au début, allaient se montrer moins féroces que ces bestioles qui les firent vraiment souffrir. Grâce au budget dont je disposais, je fis tout de suite enlever des cantonnements la paille grouillante qui servait de litière à ces pauvre garçon et la fits remplacer par de la paille fraîche qui fut tout aussitôt envahie par le deuxième horde suceuse aussi déterminées que la précédente : on décida donc de se passer de paille et de dormir sur les planchers.
Je m’occupai aussi de leur procurer à manger, pensant que si j’arrivais à les engraisser à un rythme assez rapide, les puces n’arriveraient plus à les affaiblir. Je dus aussi persuader mon chef de trafiquer des factures pour pouvoir acheter à chacun une chemise, un pantalon, une paire d’espadrilles ; il faut dire que j’avais reçu un fameux tas d’argent mais a dépenser exclusivement en nourriture. Au marché de Nîmes un marchand consentit à me faire de fausses factures de légumes mais quand, selon la formule employée par les administrations belges, je lui demandai d’écrire « certifié sincère et véritable pour la somme de … (en toutes lettres) » et le priai de signer, puis l’ayant dûment payé lui redemandai de signer à nouveau « pour acquit », il ne fut plus d’accord. Non, cette formule bizarre ne lui convenait pas, c’était louche et pas catholique, il fallait y regarder à deux fois et puis dans le midi, on ne disait pas « certifié etc. », non il ne voulait plus ! Alors il fallut discuter, le convaincre qu’il faisait son devoir en faisant un faux, que nous le déchargions de toute responsabilité mais rien n’y faisait. Il me vint alors une inspiration et j’ajoutai que nous allions aussi lui acheter de vraies patates pour les frites, des haricots et des carottes, est aussi un cochons s’il en avait, et le pastis aidant à dissoudre son inquiétude car ceci se passait évidemment au bistro, il signa « sincère et véritable » et mes garçons eurent des vêtements juste à temps pour réembarquer à destination de la Belgique.
Les allemands nous occupaient bien sûr mais nous ne paraissions plus en guerre et chacun pouvait rentrer chez soi ; déjà les plus débrouillards partaient par leurs propres moyens et l’effectif tomba rapidement à 250, ce qui leur permit de se mettre un peu plus à l’aise dans le « nouveau » château du marquis de Bouillargues où ils étaient casernés. Ce marquis avait construit un nouveau château en face de l’ancien où s’étaient installés les bureaux du « commandement » mais le bâtiment était inachevé : le deuxième étage et les dépendances avaient été perdus au baccarat ! J’avais donc mon bureau dans le vieux castel : une table, quatre chaises, récupérées dans le mobilier entreposé aux étages. Une vénérable poivrière servait de WC et s’ouvrait dans le vide au dessus des douves asséchées : le tout-à-l’égout faisait défaut dans le midi en 1940 mais le soleil brûlant le remplaçait efficacement. Je partageais avec le gendarme une petite maison de deux pièces l’une au-dessus de l’autre, la cuisine et la chambre : il y avait deux cadres de bois avec des paillasses (et des milliers de puces) en haut, une table, deux chaises, un robinet sans eau et un âtre en bas. Le pauvre gendarme, gros et gras, attirait la nuit puces et moustiques qui semblaient dédaigner ma maigreur. Il y avait en face un minuscule bistro où on prenait le pastis du matin au soir, en recommençant avec des artilleurs français cantonnés près du village une guerre « qu’ils n’auraient pas dû perdre là-bas dans le nord » ; il est vrai que ces vaillants guerriers n’avaient combattu que les italiens dans les Alpes !
Au fil des jours mon contingent de CRABs c'était bien amenuisé ; les plus décidés, les plus malins s’éclipsaient et nous fermions les yeux ; en ne signalant pas immédiatement les départs, ma caisse continuait à percevoir 5 francs par jour pour les absents, de quoi améliorer sérieusement l’ordinaire des restants ; nous pûmes ainsi acheter des cochons entiers qui furent intégralement transformés en boulettes sauf la tête qu’un cafetier des environs servit à l’EM sous forme de « fromage de tête ».
Mon camarade Victor Houillet de son côté s’occupait du CRAB de Remoulins, petit bourg situé à quelque 20 kilomètres de Bouillargues et proche du fameux pont du Gard, ce grand aqueduc romain qui amenait l’eau à Nîmes ; cet ouvrage majestueux se construit au dessus de la vallée du Gardon, élève ses trois séries d’arches superposées de belles pierres ocres dans une nature sévère, à peu près inchangée depuis l’an 20 avant Jésus-Christ.
Mme H, accompagnée de Simone avait décidé d’aller passer quelques jours de vacances à Remoulins, auprès de son fils adoptif qui lui réserva une chambre dans le petit hôtel local. J’en profitai pour aller les rejoindre après mon service ; ayant déniché un vieux vélo, je pédalais en uniforme dans cette fournaise méridionale pour aller les retrouver et passer quelques heures avec eux. C’est ainsi que le soir nous faisions à quatre la promenade jusqu’au pont du Gard que Simone s’amusa un jour à traverser au-dessus des dernières dalles.
J’avais 21 ans, Simone 15 et cette courte période pleine de tendres souvenirs marque la naissance d’un grand amour. Nous étions si jeunes et pourtant, c’est alors que nous avons décidé de nous retrouver un jour ; vous le voyez, nos enfants et petits-enfants, nous y avons réussi puisque vous êtes là.
Puis, nous reçûmes l’ordre d’embarquer le restant de nos garçons, environ 200, dans un train vers la Belgique occupée où furent renvoyés chez eux. Libres, en quelque sorte ! Mais les militaires d’active ne pouvaient pas monter dans ces trains. C’est pourquoi je rejoignis Victor à Remoulins, l’aidai à embarquer son contingent, et nous partîmes ensemble pour Nîmes où l’EM du 15ème CRAB ne pensait qu’à rentrer et se refusait à nous faire embarquer avec eux dans les camions venus de Belgique, avec des allemands comme convoyeurs, pour ramener les militaire belge ; mais il refusait aussi de nous donner un ordre quelconque ; nous décidâmes donc de rentrer à Limoux au CISLA, par le premier train.
Arrivés à Carcassonne dans la soirée, nous trouvons la vie déserte, peu éclairée. Empoignant coffres et valises, nous cherchons un logement près de la gare, la micheline de Limoux ne partant que le lendemain matin. L’entrée d’un hôtel peu éloigné est éclairée ; personne à la réception : après une attente raisonnable et de fréquents appels, on décroche une clé au tableau et l’on monte nos bagages dans une chambre dont personne ne nous fait la couverture. Lendemain tôt, toujours personne quand nous descendons nos bagages et repartons à la gare pour rejoindre Limoux.
Dès notre arrivée nous avons repris nos quartiers dans la maison H qui nous avait accueillis avec toutes les démonstrations de l’amitié la plus sincère. Limoux reposait dans la douce chaleur et la torpeur dispensée par un été chaud et sec ; en gare, un train s’assoupissait sous les rayons ardents d’un soleil commençait à mûrir les vignes, à griller les champs et a exciter les cigales. Ce train nous était destiné !
Victor et moi décidons de ne pas le prendre : nous allons nous acheter des vêtements civils chez « Canavi Frères » et quand le train siffla je restai à Limoux.
Les deux jours plus tard, le 28 août, le train revenait et déchargeait dans la petite gare endormie hommes et bagages : plus moyen de se camoufler avec tout ce monde revenu ! Il fallut donc faire connaître notre retour et la vie reprit son cours paisible ; les journées chaudes nous enchantaient, le soleil engourdissait la nature qui préparait ses belles vendanges dans un étalement de matins radieux, de soirs piquetés d’étoiles filantes et de promesses amoureuses qui se réalisèrent six ans plus tard presque jour pour jour.
Bien décidés à ne pas rentrer en Belgique, un des instructeurs, notre groupe des mousquetaires et deux autres, avions envisagé de nous installer à Limoux en achetant une ferme en ruine, Ninode, avec ses vignes en friche et ses champs retournés à la garrigue : on en demandait 30 000 Frs, une paille grâce à un change favorable. Mais dans cette euphorie se glissait cependant une inquiétude ; j’avais reçu une carte de ma sœur rentrée en Belgique qui réclamait mon retour et me disait que la plupart des officiers circulaient librement et que, selon la rumeur publique, les autres allaient rentrer sous peu d’Allemagne. Le père de Victor Houillet était passé à Limoux ; venu dans le midi avec des camions pour ramener des soldats de la région de Dinant, il disait la même chose et conseillait à son fils de rentrer ; il ne pouvait pas risquer de le prendre avec lui, ne pouvant charger que des réservistes. Le gouvernement était toujours en France, zone libre, et la rumeur lui prêtait des intentions de retour (pour une fois elle avait raison mais ni le roi ni Hitler n’acceptèrent).
Tout ceci fit que lorsque nos chefs nous distribuèrent un ordre de marche nous enjoignant de « se présenter aux autorités allemandes, 1, rue du Trône à Bruxelles pour y être démobilisés », je portai mon barda sur le train qui attendait sur une voie de garage depuis plus de 10 jours et je fis mes adieux à la famille H qui avait été pour moi si affectueuse et où je comptais bien revenir. Mais quand ?
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