mercredi 19 janvier 2011

Chapitre 12 : Prenzlau 45 encore, jusqu'au 25 avril 1945

Depuis ce mois de juillet 1943 jusqu'à notre libération en 1945, la vie au camp devient de plus en plus difficile. Les Allemands sont au terme de leur ascension triomphante. Arrivés au somment de la montagne de glace, ils découvrent, ennivrés les peuples vaincus, agonisants, qu'Hitler avait juré d'anéantir. Des millions de morts jonchent les champs de bataille, des hordes épouvantées fuient les villes détruites, des prisonniers croupissent dans les camps, des Juifs, des Tziganes, des Polonais, des Hongrois, des Lituaniens, des Tchèques, des Belges, des Français passent dans les fours crématoires, des Russes sont parqués derrière des barbelés pour y mourir de faim. Vingt millions d'être humains disparaîtront ainsi dans les pires souffrances. Hitler, de plus en plus fou, a juré de se battre jusqu'au dernier homme et, entouré de fanatiques, jette toute la population allemande dans le combat : femmes, vieillards, invalides, enfants à partir de 16 ans, tous prennent les armes pour assure la « défense du pays ».. La face de la guerre a changé depuis que Stalingrad a vu la destruction d'une armée allemande et sa reconquête parles Russes en janvier 1943 ; les bombardements s'intensifient sur les villes allemandes ; les Alliés ont débarqué en juillet en Sicile, puis en Italie, qui capitulera en septembre. Les Russes ont libéré la plus grande partie de leur territoire.
Pour nous, les restriction se font plus sévères, on passe à la « boule à cinq », puis à sept, les soupes sont plus claires et un jour nous recevons un brouet de viande d'animaux sauvages où il y avait certainement du renard et du putois, tant il sentait mauvais ! Les colis belges de la Croix Rouge arrivent moins régulièrement et fin 1944, ils n'arrivent plus du tout.
Les tentatives d'évasion se multiplient, aussi variées que décevantes. L'une d'elles a dû germer dans le cerveau d'un prisonnier qui passait de longues heures de réflexion au cabinet ! Cet habitacle malodorant lui offrant un paysage décevant peu propice aux rêves bleus, il s'est un jour demandé si l'évacuation de ses chétives déjections par un conduit sous-terrain ne le mènerait pas, en entier, vers la liberté. Concentration, réflexion, étude sérieuse de la question, et nous voilà enrôlés dans une mission peu banale : il s'agit de monopoliser à longueur de journée une des cuvettes en s'asseyant dessus, déculotté mais serein, un journal en main pour faire plus vrai et l'air concentré habituel à qui remplit cette fonction quotidienne. Le cabinet a été préparé, c'est à dire que la cuvette a été démontée, le trou nettoyé et agrandi ; un espace suffisant permet à un homme de le lover dans la cuvette et d'y creuser un tunnel ; la terre est évacuée à coup de boîtes de conserve.
Pourtant cette persévérance à occuper méthodiquement le même cabinet à longueur de journée finit par éveiller l'attention des « rats de cave », les Allemands qui parcouraient le camp sans relâche en surveillant tout ce que nous faisions, qui découvrirent donc le pot aux roses ! De celui-ci, nous sommes passés sans transition aux égouts. Il faut dire que le chemin de la liberté pour des prisonniers n'est ni lumineux, ni ventilé ; il évoque davantage l'obscurité, la suffocation. Aussi est-ce plutôt dans la terre que dans l'azur que nos esprits volages nous entraînaient. Donc deux de nos camarades étudièrent le tracé d'un égout qui, sortant du camp, s'ouvrait au milieu de la route de l'autre côté des barbelés. Un matin, ils y pénètrent, rampant, le nez au ras de l'eau, le crâne meurtri par la voute ; respirant à grand peine air fétide, menacés d'asphyxie et épuisés, ils arrivèrent enfin sous la plaque. Rassemblant toutes leurs forces, il purent la soulever, sortir et tomber exténués dans le fossé non loin de là. Hélas, ils n'avaient pas eu la force de bien remettre la plaque en place. Des soldats en vélo, remarquant la chose, se mirent en devoir de la repousser... et découvrirent les deux prisonniers dégoulinant d'eau sale et affalés, sans forces dans le fossé.
Une autre tentative, fictive, celle-là, échoua tout aussi lamentablement. Poussés par le froid l'hiver et par le besoin de cuisiner, nous avions découvert une cave remplie de briquettes de charbon à l'usage exclusif de nos gardiens. Cette mine qui s'ouvrait sur la cour par un soupirail nous inspira l'idée d'aller l'exploiter.
Une équipe de deck-tennis jouait en face du soupirail ; les spectateurs s'asseyaient contre le mur, le dos obstruant le dit soupirail. L'un d'entre nous, en tenue de sport c'est à dire en slip, pénétrait dans la cave, remplissait un carton de briquettes, le passait à un des spectateurs qui le faisait glisser derrière son dos à un de ses voisins et il court, il court le furet jusqu'à notre chambre, suivi d'autres cartons pareillement chargés.
Le manège dura quelque temps puis les Allemands découvrirent le larcin. C'était au tour d'André Dumont à faire le charbonnier ; dérangé en pleine action, il jaillit comme un diable par le soupirail et s'enfuit vers la chambre, poursuivi à travers la cour où se jouait un match de football, par un « rat de cave » baïonnette au clair qui hurlait « Halt ! Halt ! » et que les joueurs essayaient d'empêcher de passer ; rattrapé finalement au bout d'un couloir où il s'était fourvoyé, il fut conduit devant le commandant du camp et accusé de vol et de sabotage, ce qui était grave et passible de la forteresse. « Comment, moi dont la famille possède les charbonnages de la Campine, je volerais vos mauvaises briquettes, alors qu'il me suffirait d'écrire chez moi pour qu'on m'en envoie un wagon ! Je cherchais un bon endroit pour creuser un tunnel ». C'était l'évidence même ; il n'eut que quelques jours de cachot.
Et les jours passaient ; nous avions de plus en plus faim. De temps en temps, la Gestapo faisait une descente dans le camp pour rechercher les postes clandestins qui nous renseignaient ponctuellement sur le déroulement de la guerre. Nous savions que l'étau se resserrait autour de l'Allemagne dont les frontières n'étaient plus aussi démesurément étendues qu'à l'époque des conquêtes. Maintenant, la pression s'exerçait à la fois sur le front russe, le front italien et chez nous, en France et en Belgique presque entièrement libérées.
Bientôt, sur la route de l'autre côté des barbelés, l'on vit passer la cohorte des réfugiés allemands : des voitures, des charrettes, des vélos, des piétons ; ils convergeaient vers le cœur de leur pays, talonnés par les premières vagues de Cosaques dont l'apparition alimentait une panique suscitée par des récits terrifiants prétendant qu'ils volaient, tuaient, violaient et incendiaient. Quand ces Russes avaient reconquis leur propre paye, ils n'avaient pu le reconnaître ; les villages s'étaient volatilisés en fumée avec leurs habitants, les champs labourés par les chars, les villes réduites à l'état de décombres, les millions de cadavres qu'ils voyaient ne pouvaient plus crier leur agonie, mais chaque combattant avait soif de vengeance. Nous savions qu'ils avaient traversé l'Oder, qu'ils n'étaient plus qu'à 50 km ; nous entendions la canonnade ; leurs avions venaient bombarder Prenzlau et c'est en bombardant la gare qui le camp situé pas loin reçut quelques bombes qui firent des victimes et parmi elles, un de nos camarades, Boseret.Au début de l'année 45, non nous avait fait évacuer les garages pour y loger des officiers polonais qui y furent complètement isolés. Comme nous ils semblaient souffrir de la faim mais ils ne nous paraissaient pas maltraités. Ces Polonais avaient été faits prisonniers en 1939 et évacués de l'Est devant l'avance russe ; nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus.
Nous logions maintenant au dessus de la cuisine, dormant sur des paillasses jetées à terre. Grâce à quelques planches et à de vieux filets de tennis, nous avions réalisé des lits à suspension assez confortables. De cette cuisine, il ne sortait plus que peu de choses, et nos colis n'arrivaient plus, mais la préoccupation vitale de satisfaire la faim se tempérait de l'espoir grandissant d'une défaite allemande imminente. Déjà en 1943 et surtout depuis le débarquement de juin 1944, nous savions que la roue du destin avait tourné. Nous attendions, et il fallait survivre. Par des soldats qui travaillaient à la gare, nous savions que des milliers de colis destinés à des prisonniers français de Prusse Orientale, libérés depuis longtemps par les Russes s'entassaient dans les entrepôts ; vainement, nous avions essayé de les faire sortir.
Nous savions aussi que la population allemande commençait une évacuation dont elle n'avait pu jusqu'alors imaginer l'horreur. On voyait passer vers l'Ouest et jamais dans l'autre sens des groupes chargés de ballots, des charrettes tirées par des haridelles qui avaient peut-être été réquisitionnées en Belgique pour labourer la bonne terre de nos vainqueurs. Que verrait-elle germer en ce printemps 1945 ? Quelle moisson sortirait de ces champs arrosés du sang et de l'acier des combats ? Et parmi nous régnaient en même temps la joie et l'anxiété ; les Alliés avaient passé le Rhin et avançaient à travers l'Allemagne à une vitesse stupéfiante. Les Russes avaient passé l'Oder et combattaient durement pour avancer vers Berlin. Il n'y avait aucun doute que, d'un jour à l'autre, ils allaient passer en face de Prenzlau !
Dans le camp, ayant capté les messages de la radio clandestine, chacun faisait des plans, organisait des départs, des convois vers une libération dont personne ne savait d'où elle viendrait, ni comment elle se ferait. À deux, à trois, en groupe, chacun élaborait un scénario en Anglais, en Russe, en civil, en uniforme. Au milieu de cette fièvre, les autorités du camp annoncèrent un départ prochain ; le jour où furent débloqués des colis français, nous avons su que le départ était imminent. Je me fabriquais un sac à dos ; j'avais une musette pour y serrer mes biens les plus précieux : dans une boite d'allumettes, la chevalière de mon père qui avait échappé à toutes les fouilles, ma réserve de cigarettes américaines et les lettres de Simone. Tout ce que nous ne pouvions pas emporter devait rester au camp, aux bons soins des Allemands ! Dans une valise en cuir, je mis des vêtements ; la nourriture irait dans le havresac et ma couverture roulée en bandoulière.

1 commentaire:

  1. J'ai lu avec intérêt vôtre histoire ,je remarque une chose ,vous ne mentionner pas les bombardements aériens des russes sur oflag IIAle 12 avril 1945.Est-ce un oubli de vôtre part ? quant est-il ?

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