vendredi 14 janvier 2011

Chapitre 11 : L'évasion de l'Oncle Pit, alias Major Victor Legrand

À Prenzlau, les prisonniers avaient organisé un « Comité des Évasions » sous la direction du Colonel Bolle ; c'était une organisation bien structurée, efficace et disciplinée ; sans son appui, il était impensable de « prendre la fille de l'air » ; il fallait des mois de préparation, des contacts avec l'extérieur, une filière par les colis pour obtenir de fausses cartes d'identité, un tailleur pour confectionner des vêtements civils, et une liste sur laquelle figuraient des officiers de tout grade candidats au départ, classés d'après la méthode qu'ils envisageaient d'utiliser, numérotés et … en file d'attente ! Toutes les conditions étant réunies, le candidat évadé ayant préparé sa valise et son costume, il n'y avait plus qu'à attendre le signal du départ. Mais comment sortirait-il ? Il y eut des centaines de tentatives, des centaines d'échecs et, de temps en temps, une réussite : mon oncle, qui avait participé avant juillet 1943 à de nombreux essais de départ par tunnel, dans les différents camps où il avait séjourné, réussit enfin le 22 juillet 1943 et voici comment.
La grande cour du camp était exposée plein Sud ; elle était entourée d'un barbelé simple à 50 cm du sol qu'il nous était interdit de franchir ; à 3 m. vers l'extérieur, il y avait une double haie de barbelés de 4 m. de hauteur dont l'intérieur était rempli de chevaux de frise, puis un glacis d'environ 20 m., puis une palissade bordant une route. Du côté Sud, un seul mirador surveillait la clôture ; lorsque sa sentinelle avait le soleil en face, elle tournait la tête de l'autre côté et d'autant plus que, par un fait exprès, une équipe de deck-tennis avait pris l'habitude de jouer de ce côté là, retenant et captivant son attention. Certains spectateurs s'asseyaient par terre, d'autres sur des chaises dont certaines très près du barbelé.
Par cette belle matinée de juillet 43, l'Oncle Pit était parti nager au lac où des sentinelles nous escortaient quand il y avait assez de prisonniers désireux de s'y ébattre. Et en son absence, toutes les circonstances étaient favorables, le groupe dont il faisait partie commença à réaliser son projet d'évasion ! Une partie de deck-tennis animée s'était engagée, la sentinelle aveuglée par le soleil tournait le dos à l'endroit choisi pour franchir les fils, un prisonnier observait la sentinelle, un autre la cour qui était vide de tout allemand, un troisième d'une fenêtre surveillait la route où personne ne se promenait, tout va bien et le signal est donné. Le premier de la liste s'approche de la clôture, commence à y découper un passage ; le jeu s'intensifie, les prisonniers crient, hurlent ; les pinces s'activent, le PG entre dans le trou qu'il a pratiqué, rampe en traînant sa valise derrière lui, se redresse de l'autre côté, bondit et franchit le glacis, lance sa valise par dessus la palissade, saute, fait un rétablissement et... disparaît. Un autre homme a déjà pris sa place, sur la chaise près du fil de garde, attendant le signal des trois observateurs ; puis il plonge, rampe, bondit, court, saute et disparaît , un 3ième, un 4ième, un 5ième...et l'oncle Pit est à la plage !! Mais voilà que le groupe de nageurs revient, chacun rejoint sa chambre sauf l'Oncle Pit qui, prévenu, se précipite chez moi, m'emprunte les vêtements qu'il n'a plus le temps d'aller sortir de leur cachette (une paire de chaussures basses et une chemisette achetée à Limoux). Il arrive encore à son tour sur la chaise et je galope au 3ième étage pour surveiller l'opération ; je le vois plonger, ramper, courir les 20 m. lancer sa valise au dehors et...rater son rétablissement : il est assez gros et plutôt petit, son bras gauche a lâché et il gigote suspendu par le bras droit ; va-t-il retomber ? Heureusement, il se rattrape, se hisse et disparaît enfin ! Quelques instant plus tard, je le vois passer sur la route devant l'entrée du camp et sa sentinelle, chapeau en tête, valise en mais et je le regarde s'éloigner. Douze prisonniers s'évaderont ce matin là ; il devait y en avoir plus mais des nuages ont obscurci le ciel, le soleil s'est caché et un orage a balayé le camp ; tout le monde s'enferme dans les bâtiments jusqu'à l'appel de l'après-midi que le Comité des Évasions parvient à « organiser » magnifiquement puisqu'on y camoufle l'absence des douze pensionnaires.
C'est la nuit, les sentinelles patrouillent et nos évadés bourrent les routes... Soudain, grand branle-bas : le trou dans les barbelés a été découvert. Cette fois-ci, plus moyen de camoufler l'évasion et les sentinelles qui, pour leur malheur étaient de garde cette nuit-là, seront expédiées sur le front russe !
L'oncle Pit pendant ce temps a rejoint son coéquipier, le lieutenant Ledent. Après une semaine passée sous le toit d'une baraque occupée par des prisonniers belges et tchèques située près de la gare, ils quittent Prenzlau par chemin de fer ; les prisonniers qui les logeaient et les ravitaillaient les tenaient au courant des recherches et des mesures de contrôle édictées par les Allemands ; toutes ces mesures ont été levées, c'est le moment de sortir de leur cachette. Par les petites lignes de chemin de fer local, ils gagnent Dantzig en trois étapes, par Passewalk et Stettin. Du 2 août au 3 septembre, il séjournent à Dantzig dans un camp de travailleurs polonais, russes, ukrainiens et français. Toutes les nuits ils tenteront de grimper à bord de charbonniers suédois amarrés au port, sans succès. Des bateaux plus grands sont à quai sur l'autre rive de la Vistule mais les ponts sont gardés par des sentinelles ; aussi décident-ils de traverser le fleuve à la nage. Entretemps ils ont rencontré un évadé anglais qui partage leur projet. L'Oncle Pit, ne sachant pas nager, se confectionne une bouée à l'aide de bouteilles vides et se lance à l'eau poussé par ses deux compagnons ; il manque de se noyer et revient à son gite. Jour après jour, il cherche un autre moyen de quitter le port et se fait arrêter par une sentinelle allemande ; découragé, n'ayant plus ses camarades pour le soutenir, il décide de se rendre et tend sa plaque de prisonnier, petit rectangle de zinc où est gravé le numéro reçu lors de l'immatriculation ; la sentinelle la lui rend en disant « stimmt » (ça va) et continue sa ronde !
C'est après trois semaines que les deux autres reviennent, dépités ; par deux fois Ledent a atteint un bateau suédois à la nage, a pu s'y introduire, mais la première fois l'équipage a refusé de le cacher, et la seconde fois le bateau qui faisait la navette Dantzig-Riga et retour pour le compte des Allemands l'a ramené à son point de départ. L'anglais déçu les quitte et part pour Hambourg : ils ne sauront jamais s'il a réussi.
N'ayant plus ni argent ni provisions, ils reviennent alors à Prenzlau, dans le hangar où ils s'étaient cachés au départ ; par l'intermédiaire de prisonniers belges qui entrent et sortent de notre camp, il me font parvenir une lettre. Le colonel Bolle à qui je la remets, leur envoie le nécessaire, c'est à dire des marks, des chaussures, des vêtements. Rééquipés, ils prennent le train pour Berlin. Là après avoir traîné une journée dans la gare, ils montent dans l'express pour Cologne , un autre train les conduit à Eupen, qui est alors en territoire allemand. Une « passeuse » leur fait franchir à pied et de nuit la frontière belge où ils sont accueillis par un fermier. L'oncle Pit s'arrête à Liège pour voir ses parents et son neveu Jicky mais la filière qui devait l'aider à continuer sa route a été démantelée par les Allemands et le voilà livré à lui-même. Après quatre jours d'incertitude, il part pour la France ; par Charleroi, Binche et Solre sur Sambre, où un officier de réserve français lui fait passer la frontière et lui donne de faux papiers ; grâce à la complicité de cheminots français, il arrive à Paris. Il se cache chez des connaissances, Madame Geury et sa fille Geo, sa future femme et pendant deux mois, il cherche une autre filière. Il la trouve, traverse la France occupée puis, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1943, franchit la frontière espagnole : des guides le prennent en charge à Dax et, par St Jean de Luz, et Cibourre, le font entre en Espagne. Il reste 15 jours à Irun, 15 jours à Madrid sous la surveillance de la police, puis est autorisé à partir au Portugal. C'est de Lisbonne qu'un hydravion l'emporte vers l'Angleterre via l'Irlande.
Arrivé à Pool le 24 décembre 1943, transféré à Londres le 25, il est « chambré » à Patriotic School d'où, après des interrogatoires serrés, il est libéré le 4 janvier1944. Le 5, il est repris aux forces belges de la Grande-Bretagne.
Qu'est-ce que Patriotic School ? C'est une école dont l'examen de sortie est particulièrement difficile à réussir. Les candidats sont tous prétendument des patriotes, des évadés de toutes les prisons d'Europe qui sont désireux de continuer le combat ; les Anglais les suspectent tous a priori car, ayant été si souvent infiltrés par des espions de toutes nationalités, ils sont extrêmement méfiants. Pour l'Oncle Pit, heureusement, ils ont reçu confirmation de son évasion par l'avis de recherche publié en Allemagne donnant pour chaque évadé le nom, le grade et la nationalité, et même la mention « a été ou n'a pas été repris » ! Et c'est ainsi que l'Oncle Pit reviendra en Belgique en septembre 1944 avec les Belges de Grande Bretagne.

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