vendredi 9 octobre 2009

Chapitre 10 : Prenzlau, Oflag IIA, de juillet 43 à juin 45

Rappel historique
De juillet à fin 1943 : les alliés débarquent en Sicile, puis en Italie ; en septembre, capitulation de l’Italie, débarquement allié au nord de Naples.
Les russes libèrent la plus grande partie de leur territoire.
En 1944 : Juin : prise de Rome.
Débarquement en Normandie
Septembre : libération de Paris et de la Belgique.
Juillet à octobre : les allemands sont chassés de Roumanie et de Bulgarie ainsi
que de toute la Russie.
En 1945 : janvier : les russes sont à Varsovie.
Mars : les alliés franchissent le Rhin
Les russes sont sur l’Oder.
Mai : prise de Berlin. Le 8 mai, fin de la guerre.
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C’est vers le 20 juillet que nous débarquons dans la gare brandebourgeoise de Prenzlau ; il fait chaud et nous marchons le kilomètre qui nous sépare de la caserne où l’on va nous enfermer. Tout est vaste ici ; la cour est immense, les allées entre les blocs sont bordées d’arbres, les terre-pleins qui devaient avoir été des plates-bandes ont perdu leurs fleurs et par-dessus le tout un ciel bleu d’été continental.
Les jeunes, dont les Appliqués de ma promotion, sont installés dans de grands garages aux larges fenêtres et aux portes métalliques ; chacun est divisé en six sections grâce à deux rangées de couchettes disposées côte à côte ; chaque travée à une porte donnant sur un couloir que nous aménageons en disposant des armoires tout le long. Cet immense hangar n’a ni cloisons ni chauffage bien entendu. Entre les châlits superposés, avec des sacs et d’immenses feuilles de papier d’emballage, nous créons des séparations qui, l’hiver, monteront jusqu’au toit pour couper le vent, et qui l’été seront abaissées au niveau du lit supérieur pour améliorer la ventilation. Avec beaucoup d’ingéniosité, nous divisons donc notre espace en alvéoles, afin de s’isoler par petits groupes d’une dizaine de PG, de ne pas se diluer dans l’anonymat des « Kriegsgefangene » : entre gens qui s’entendent bien il faut se serrer les coudes.
Nous serons donc 10 dans notre chambrée ; chaque chambre aura rapidement réchaud « fabrication maison » en boîtes de conserve pour l’évacuation des fumées et en briques volées aux allemands pour le foyer ; de même, en plus des escabeaux fournis, d’origine, nous ferons des fauteuils avec des lattes empruntées au lit et aux armoires. Les tuyaux de ce qui fut un chauffage central nous servent d’étagères. Sur les murs, il y a des inscriptions allemandes dérisoires, comme « il est dangereux de laisser tourner les moteurs » ; nous ne les effaçons pas et contribuerons à décorer le béton par des séries de casseroles, des boîtes de conserve à divers usages, des clous servant de portemanteau quand en été, nous n’aurons plus besoin de nos manteaux comme couverture supplémentaire ; des boîtes de carton servent ce de garde-manger, de pharmacie ou de bibliothèque.
Les lits servent autant à dormir qu’à lire, penser, ruminer, chanter, faire de la gymnastique. Les tables servent autant à écrire qu’à étudier, écouter la musique d’un phono ou jouer aux cartes. Les occupations les plus diverses se déroulent en même temps, sous le même toit et dans un esprit de particularismes bien marqué. Ici l’on fume, là on fristouille, tandis que juché sur une table quelqu’un arbitre un match de boxe ; a ma table et sous une affiche marquée ce « silence » on étudie tandis que dans notre dos un de nos camarades transforment à coup de marteau des boîtes de fer blanc en étagères ; plus loin, un PG prend un bain de pieds ; à genoux sur son lit, en voilà un qui souffle dans un clairon, ce qui n’empêche pas son voisin de dormir à poings fermés.
Mon lit est en bas, au dessous de mon compère Victor Houillet. J’y suis souvent assis sur la couverture ornée d’une grecque que je traîne avec moi depuis la Belgique, ce qui a inspiré à notre dessinateur Binamé un croquis à l’encre de Chine intitulé « amitié » où l’on voit mes jambes garnies de mules accrochées à mes orteils nus et une autre paire de jambes chaussées de galoches, celles de Max Jacob avec qui j’étudiais l’anglais ; avec Victor, mon frère de captivité, je partageais tout, le pain, les colis, la chaleur et le froid, les misères, les petites joies et ce tout au long des cinq années de notre jeunesse perdue en captivité.
Perdue, certes, mais pas pour le petit monde des parasites qui trouvent là de quoi se gorgée de sang et ne s’en prive pas. Nous organisons une défense énergique. Au printemps, nous démontons les parois des chambrées, sortons les lits, les armoires, passons tout au feu avec des torches de papier et, quelque temps après, puces et punaises se retrouvent à pied d’œuvre avec autant d’acharnement. Nous n’en viendrons jamais totalement à bout.
En été, nous sortons les « fauteuils de jardin » devant les portes métalliques pour un « café clash » de café en poudres et de biscuits Pétain ; les jeunes dont nous sommes jouent au deck-tennis, au football, au handball – je suis extérieur dans une des équipes – ou à la balle pelote ; nous nous offrons une illusion de vacances sportives.
Les moins jeunes organisent l’université de l’Oflag. En particulier nos professeurs de l’école d’Application et son directeur des études nous ont vu arriver avec délectation. Ce dernier, le Major Duren, nous conseille un fermement de reprendre les cours interrompus le 10 mai 1940 ; un certificat officiel consacrerait nos efforts et serait valable pour l’obtention de notre diplôme d’ingénieur après la captivité.
Ceux se de la 96e promotion, qui étaient ingénieurs le 10 mai, s’abstiennent mais notre promotion (97) et la 98e se mettent au travail avec beaucoup de zèle. Le Commandant De Moor, un cousin malgré la différence d’orthographe, nous donne probabilité, topographie, mécanique rationnelle ; le commandant Huyberechts donne résistance des matériaux et statique graphique ; le commandant Cauchie, répétiteur de chimie surnommé l’éléphant, donne la chimie des pétroles qui est fort suivie. C’est par ses conseils qu’il évitera aux distillateurs clandestins de s’empoisonner car, dans certaines chambrées, les amateurs d’alcool montent des alambics et fabriquent des liqueurs qui servent au troc ou les aident à supporter les heures sombres.
Je suivais en plus, pour le plaisir, un cours de sténographie. J’obtins les fameux certificats pour les cours suivis mais ils ne furent d’aucune utilité : à notre retour en Belgique on nous obligea quand même à faire pratiquement une année d’études ! Quelle désillusion ! Nos chefs n’avaient pas su nous conseiller en 1940 et nous avaient jetés dans les prisons allemandes ; de plus, de retour au pays, on nous enrôlait comme de jeunes troupiers à l’école de Tervueren, puis nous retrouvions les bancs de l’ERM pendant neuf mois : de nombreux camarades, frustrés, allaient quitter l’armée et se lancer, souvent avec grand succès, dans des carrières civiles.
Dans le camp, il y a aussi les « anciens », une trentaine de généraux qui supportent mal mais dignement cette vie très dure pour leur âge ; pour eux, la désillusion, l’amertume de la défaite, la certitude de s’être trompé ou d’avoir été trompés et le manque d’espoir de pouvoir reconstruire s’ajoutent aux duretés de la vie journalière.
Des discussions politiques nous occupent aussi car, au fil des années, les épreuves nous ont mûris et nos rancunes s’aiguisent à mesure que la captivité s’allonge. Les Appliqués, nom donné aux élèves de l’école d’application des deux dernières années de Polytechnique, qui avait le plus grand mépris pour le gouvernement Pierlot-Spaak qui les avaient livrés aux allemands puis, la rentrée au pays lui ayant été refusée, s’était réfugié en Angleterre. J’avais aucun de nous n’a pensé qu’il y avait eu collusion entre le roi et ce gouvernement. Nous n’avons même pas émis de jugement négatif lors du remariage de Léopold III ; ce contrairement à ce qui s’est dit plus tard dans certaines émissions de TV, personne à ma connaissance et dans notre groupe n’y a trouvé matière à critique.
C’est encore le major Duren qui nous a invités à nous joindre à « La Flamme », cellule de discussion qui tenait ses assises dans une cave-lavoir du bloc du corps de garde ; bien vite, nous trouvons ces discussions oiseuses et le genre « boy-scout » des membres dirigeants nous éloigne rapidement d’une flamme qui n’arrive pas à nous réchauffer. La discussion spontanée, la réflexion, l’échange gratuit d’idées, la nécessité de confronter nos expériences de vie en vase clos dans ce long enfermement qui n’en finit pas ne peuvent se satisfaire de réunions menées sur ordre deux fois par semaine et conduites par des hommes sans prestige.
Bien entendu, rien ne se complote à « La Flamme » ; on y parlait de civisme, de devoir, de patriotisme, mais sans rien de concret pour attacher nos esprits ou mobiliser nos efforts.
En matière de religion, il y avait peu de controverses ; j’étais encore agnostique mais j’avais beaucoup d’estime pour l’abbé Gillet, resté volontairement en captivité quoique réserviste, qui rassemblait autour de ses services religieux et dans sa chorale les catholiques fervents comme Houillet, Denis, Tonglet, et les belles voix comme Mayence. J’aimais faire l’avocat du diable à l’occasion, ce qui m’avait donné depuis déjà l’école des cadets une bonne connaissance de l’Évangile et de l’Apologétique ; ma conversion ultérieure, en 1946, procède peut-être de ces échanges d’idées qui, tout en me distrayant, ne permettait d’explorer un domaine laissé inconnu par mon éducation.
C’est près du ciel, dans un grenier, qu’avait été installée une chapelle. Là où les grands Aryens blonds s’entraînaient à la gymnastique qui leur a fait parcourir l’Europe au triple galop, on avait organisé un espace de calme, de prières et de recueillement. Sur les murs, un artiste amateur a peint un chemin de croix ; une simple table fait office d’autel, mais cela suffit à exalter une ferveur accrue par la misère et l’angoisse de notre condition ; danse dénuement, la richesse spirituelle des cérémonies liturgiques dépassera en beauté la pauvreté du décor.
Voilà donc le lieu où nous avons passé les deux dernières années de captivité ; à l’arrivée, il me réservait une agréable retrouvaille, celle de mon oncle, le frère de maman, le Major Victor Legrand que toute l’artillerie belge appelait Pit et nous Oncle Pit, sans que personne sache encore pourquoi : cela datait de la guerre 1914-18 où il avait rejoint le front de l’Yser en s’évadant de la Belgique occupée via la hollande. Nous ne devions pas cohabiter bien longtemps, puisqu’il s’évadait de Prenzlau trois jours après mon arrivée ! C’est son aventure que je vais raconter maintenant puisque son héros est mort sans l’avoir écrite.

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