mercredi 7 octobre 2009

Chapitre 9 : Fischbeck, Oflag X D. Juin 42 – Juillet 43

Rappel historique
1942 : offensive allemande vers Stalingrad et le Caucase ; elle s’essouffle à l’automne ; en novembre, les russes encerclent l’armée de Stalingrad.
En novembre aussi, Rommel est battu à El Alamein ; les anglo-américains débarquent en Afrique du Nord.
1943 : c’est le début de la débacle :
Recul généralisé en Russie.
Évacuation de l’Afrique du nord.
En juillet, les alliés débarquent en Sicile.
Les raids aériens sur l’Allemagne se multiplient.
Le tonnage coulé dans l’Atlantique diminue fortement
C’est donc en juin 1942 que nous partons pour Fischbeck, le camp de prisonniers dont je garde les images les plus saisissantes grâce au talent de notre camarade Charlie Binamé, dessinateur amateur dont la plume va fixer en traits humoristiques ou mélancoliques les différentes étapes de notre vie de captifs. Son premier dessin, intitulé « cauchemar », groupe sous un treillis de barbelés nos trois camps : Juliusbourg et son couvent qui nous a ouvert les portes de la captivité et non celles du ciel, Fischbeck et ses baraquements qui nous abrita tant bien que mal jusqu’en juillet 1943, Prenzlau enfin aux bâtiments bien ordonnés d’une caserne, où s’ouvriront les portes de la liberté en juin 45.
Nous quittons Juliusbourg en train voyageurs, embarquant un matin avec nos bagages. Victor Houillet et moi possédons deux cantines, deux valises, deux besaces et deux couvertures. Il s’agit de tout emporter et nous y arrivons. On nous distribue une ration de voyage, pain, marga, saucisse. Le train roule à petite vitesse et nous nous arrêterons bientôt pour permettre aux travailleurs qui entretiennent la voie de se ranger. Ce sont des prisonniers français que nous surprenons à jeter du sable à la pelle dans les boîtes de graissage des wagons ! Ni vu ni connu nous repartons et nous arriverons tout de même à destination. Un peu plus loin, nous longeons un camp de prisonniers russes ; ils sont derrière des barbelés où ils s’accrochent en hurlant à notre passage ; nous leurs jetons du pain, des cigarettes, mais leurs gardiens lâchent des chiens et se précipitent en les frappant sauvagement à coups de gourdin, tandis que nos sentinelles nous obligent à fermer les fenêtres. Vers la fin de la journée, arrêt dans une petite gare ; aux alentours, aucune maison mais une route qui nous conduira, traînant nos bagages sur quelques kilomètres, pas loin de l’Elbe.
L’été est là et nous facilite l’emménagement ; il fait chaud, les bouleaux sont couverts d’un feuillage léger. À l’ouest l’horizon est limité par une dune de sable sur laquelle se trouve une batterie de DCA ; à l’est, en direction de Hambourg située à une quinzaine de kilomètres, des ballons survolent la ville et oscillent dans le ciel bleu ; tout autour du camp, des maisons se profilent sur un fond de verdure ; il y a, bien sûr, une double rangée de barbelés, une file de poteaux électriques dont les lampes s’allument dès que la nuit tombe et des miradors où se relaient les sentinelles.
Le camp est déjà occupé, depuis peu, par des officiers belges venus d’autres petits camps ; ils ont remplacé des français partis ailleurs – mystères de l’administration : pendant toute la guerre les KGF (Krieggefangene, sigle officiel pour nous désigner) iront de camp en camp, mobilisant des trains et des hommes pour les convoyer, sans qu’on puisse imaginer les motifs de ces déplacements. Les baraques préfabriquées sont groupées par deux accolées par un bout ; chacune est divisée par un couloir central sur lequel s’ouvrent les portes de 10 chambres ; chacune contient 12 lits superposés par deux, une table, les tabourets de bois déjà bien connus, deux fenêtres ; une ampoule de 25 watts pend du plafond. Au fond du couloir, il y a deux chambres plus petites servant chacune de logements à deux officiers supérieurs âgés ; près de l’entrée, à gauche une cuisine et à droite le WC de nuit, c'est-à-dire une pièce où se trouvent deux touques que les ordonnances vident tous les matins. Au centre du camp, de plus petits baraquements contiennent les douches, les lavoirs, les WC et de petits locaux servant entre autres aux répétitions de la chorale. Ceux qui vont se laver sont plus ou moins déshabillés ou habillés selon la température ; ceux qui font la file pour se soulager affichent un air de résignation, car l’attente peut être longue ; ils ont un journal ou un livre en main ; ceux de la chorale ne font pas la file ; ils ont leur partition, un piano ou de la bonne humeur pour un certain temps qui varie avec la durée des répétitions.
Dans nos chambres peu éclairées le soir, nous avons tôt fait d’améliorer la situation : en enlevant les lattes qui recouvrent les joints des panneaux de bois dont sont faites les parois et en y plaçant les fils avant de les reclouer, nous aménageons des prises invisibles qui permettent d’utiliser des lampes supplémentaires dont une de 100 Watts au plafond, et nos petits chauffe-eau instantanés faits de deux plaques découpées dans des boîtes de conserve qui permettent de faire bouillir un bol d’un demi-litre en moins d’une minute. Pour les ampoules, un soldat allemand, à qui nous donnons des cigarettes, va les cueillir dans les bureaux de la Kommandantur et nous les passe quand il vient nous réveiller, ainsi que des briquettes pour alimenter un poêle qui ne servirait à rien sans cet apport providentiel.
L’appel se fait le matin et le soir ; le matin, un soldat entre en criant « Aufstehen » ; il est difficile de susurrer ce mot là et aucun dormeur ne résiste à cette injonction ; nous tombons de nos lits, résignés ; le soldat vérifie que tous les occupants ont quitté la baraque et on se range sur la « place » au son d’une cloche. Ce rassemblement est l’occasion d’afficher une fantaisie vestimentaire peu en accord avec la tenue impeccable de nos gardes-chiourme : les calots, les bérets, les casquettes, les passe-montagnes, les galoches, bottes, sabots et pantoufles, les vestes, trainings, manteaux rapiécés, les barbes, moustaches, favoris, les garde-à-vous approximatifs, les dos voûtés, les mains en poche, affichent un laisser-aller, une indiscipline manifeste. « Das ist schade », disent nos gardiens qui ne comprennent pas ce genre de manifestation d’indépendance.
Pourtant, sous cet aspect dérisoire, ces loqueteux qui sont tout ce qu’on veut sauf asservis, mijotent des évasions, des percements de tunnels, des escalades de barrières électrifiées, des promenades à l’air libre qui demanderont des trésors d’ingéniosité et de courage.
Et le temps passa, marqué pour moi par la lecture, journaux belges « collabos » et allemands, livres de la bibliothèque, par l’apprentissage de l’anglais, par la réception de colis, soit de la Croix-Rouge française avec les biscuits Pétain, ou de ma tante à liège, de la Croix-Rouge belge et même les premiers colis américains plein de merveilles : cigarettes, chocolat, poudres d’œuf, spam, etc.
Je joue beaucoup au bridge et au poker, un peu aux échecs ; j’écris à la famille et à Simone sur les cartes ou le papier réglementaire que nous recevons deux fois par mois et, comme tout le monde, je tourne en rond quand le temps le permet. Et il y a aussi toutes les corvées de la vie journalière : la popote (on n’ose pas dire la cuisine), la vaisselle, la lessive, les raccommodages ; il y a aussi quelques distractions, pièces de théâtre, concerts, conférences.
La petite cuisine à l’entrée de la baraque devait servir aux 120 prisonniers ; aussi dut-on organiser son emploi : deux PG étaient de service chaque jour pour cuire tout ce que les autres amenaient ; j’assurais ce service une fois par semaine avec Max Jacob. On avait inventé des méthodes originales pour utiliser au mieux la cuisinière à deux trous de cuisson dont nous disposions : casseroles norvégiennes, faites de boîtes de conserve aplaties et isolées par des journaux pour achever les cuissons de légumes secs, boîtes métalliques percées de trous qui permettaient de cuire six portions de pâtes dans une casserole sans les mélanger ; l’ingéniosité des PG était étonnante et leur capacité d’utiliser tout ce qu’on jette dans la vie ordinaire était stupéfiante.
Nos gardes sont déjà de vieux soldats bonasses avec qui nous faisons du troc ; nos cigarettes valent de l’or car eux commencent à en manquer. Le ciel est encore serein au dessus de Hambourg. Quand nous y arrivons, les allemands retrouvent une nouvelle vigueur : leur offensive en Russie les amène jusqu’à Stalingrad ; en Afrique du nord Rommel menace le Caire ; mais huit mois plus tard tout est changé : les alliés sont en Algérie et au Maroc Rommel a été battu, l’armée de Stalingrad est encerclée et le ciel n’est plus du tout serein à Hambourg. Les avions alliés viennent de temps en temps bombarder la ville ; les américains attaquent de jour les batteries antiaériennes qui l’entourent, les anglais attaquent le port de nuit ; une bombe incendiaire tombe même sur une des baraques du camp, traverse le toit, perce une table et le plancher, s’enfonce dans le sol et va s’éteindre sans exploser dans le sable.
En juillet 1943, tous les officiers d’active doivent quitter Fischbeck pour être remplacés par les officiers de réserve qui sont à Prenzlau. La semaine après leur arrivée, ces derniers pouvaient dire que nous leur avions gardé la place chaude car ils seront les témoins, beaucoup trop proche à leur gout, du plus terrible bombardement qu’eut à subir Hambourg : le jour sans arrêt, jour et nuit. 150 000 allemands périrent brûlés par les bombes au phosphore, noyés quand les digues de l’Elbe auront sauté, tués par les SS qui préféreront les achever que les laisser flamber vivants. Mais ce drame nous fut épargné : nous avions déjà pris un train de voyageurs en direction de Prenzlau, traversant de nuit Berlin qui vient d’être bombardé et arrivons à destination le lendemain.

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