vendredi 25 septembre 2009

Chapitre 2 : Installation à Limoux

Le lendemain 25 mai, le train lâche son contenu sur les quais de la petite gare dont nous apprenons enfin le nom : Limoux. La foule en kaki se déverse entre les voies, déborde du quai et soudain se rue sous la girafe comme un seul homme. C’est la grande douche, la joyeuse aspersion sous les yeux effarés de quelques femmes qui attendent la Micheline. « Eh, attentiong ! C'est de l’eau glacée qui vieng de la montagneu !!! ». Nous rions en nous débarbouillant sous ces trombes d’eau fraîche dans le clair matin vibrant de chaleur car Limoux, c'est le Sud, le midi, le ciel bleu, le soleil qui nous accueillent en beauté.
Quelle détente après ces journées passées à tressauter dans le compartiment à bestiaux. La matinée se passe dans l’incertitude : il ne faut pas sortir de la gare, le train pourrait repartir.
Sur le quai, une dame court de long en large : « depuis combien de temps êtes-vous enfermés là pauvres petits, et depuis quand n’avez-vous plus mangé ? ». Victor Houillet, lavé, rhabillé, sanglé dans son uniforme et qui a entendu quelqu’un interpeller cette dame affairée en lui criant « Madame Huillet, on a besoin de vous » et qui a enregistré avec à-propos et avec son estomac « Huillet, manger » se précipite vers elle « moi aussi je m’appelle Houillet et je n’ai plus mangé depuis trois jours ». Il aurait pu en dire plus, mais c'était précis et péremptoire. « Ah ! Bon, venez donc dîner ce soir à la maison ». « mais je suis avec trois camarades ». « Amenez-les aussi bien entendu ».
C’est ainsi que trois d’entre nous (étant de service je n’avais pas pu les accompagner) mangèrent leur premier dîner de guerre chez des bourgeois généreux, apitoyés par l’infortune de ces jeunes gens en uniforme, bottés comme des combattants intrépides, cohorte de soldats valeureux mais jetés loin des combats par un destin fantasque plein de projets irréels, incroyables et en tout point dépourvus de sens.
Le lendemain, 26, nous étions toujours en gare mais la municipalité nous fit obligeamment quitter nos wagons à bestiaux pour une écurie à baudets ; si les ânes avaient été délogés et la paille renouvelée, les puces étaient restées en place et nous ne roulions plus. Sans perdre un instant, la dame bienveillante de la gare avait sonné à toutes les portes : « Il faut loger ces jeunes gens sur l’heure ». Hop là ! Au revoir les puces, restez bien là, nous déménageons chez Marcerou, un vigneron dont la vaste maison située rue de la Toulsanne, assurera le gîte des quatre mousquetaires : Houillet, Henry, Denis et moi Baudouin dit Mirza.
La veille j’avais manqué le repas de Mme Huillet dont mes trois amis s’étaient régalés, le Destin savait que pour un dîner raté j’en retrouverais cent ; ; il se joua de moi ce soir là ; l’ironie est aussi l’arme du destin et l’homme est son jouet bien docile. Si je n’étais pas là à ce dîner gastronomique plein de ferveur qui réunit trois jeunes affamés bien aimables, la fille de la maison n’était pas là non plus. Les deux convives absents devaient cependant déjouer cette farce du destin et se retrouver cinq ans après pour un festin qui ne finirait pas.
Donc nous logions chez Marcérou mais pour les repas nous allions chez Bor, un restaurateur. La on nous offrait en bloc avec le vin à volonté les deux menus affichés pour la somme modique de 16 francs. Il y avait les deux hors-d’œuvre, un cassoulet, un jarret aux lentilles ou une volaille, les fromages, deux desserts, le café. En moins de temps qu’il n’en faut pour la vendange, je grossis de plusieurs kilos. En débarquant le 24 mai, j’étais maigre, efflanqué, je portais au bras et au cœur le double deuil de mes parents morts à six mois d’intervalle fin 39 et début 40. Dès le mois de juin, je repris du poids et les cours du CISLA, administrés avec flegme par nos professeurs installés comme nous sur l’herbe du talus de la promenade du Tivoli, avaient commencé.
Là se dresse sur son socle un énorme lion de bronze poli par les centaines de derrières qui l’ont chevauché depuis le jour de son installation ; il garde l’entrée de cette promenade réservée le matin aux joueurs de pétanque, le soir dès que vient un peu de fraîcheur aux promenades familiales et… aux joueurs de pétanque. À l’ombre des platanes centenaires, assis sur le talus comme dans un amphithéâtre, nous apprenions les rudiments de notre métier d’artilleur. Observation, réglage, tir en chambre se succédaient mais les mauvaises nouvelles de la guerre étaient notre préoccupation principale.
Il avait aussi des cours de gymnastique, mais ce que nous aimions le plus c’était de faire galoper nos chevaux dans les collines incultes et parfumées qui cernent Limoux d’une jolie couronne de coteaux agrestes, de garrigues odorantes, de sentes pierreuses bordées d’oliviers, de roseaux, de figuiers, d’amandiers qui ne demande, pour pousser, que le coin d’un champ monté un peu haut, une vigne perchée dans la pierraille, un pan de mur bien exposés. Quand nous revenions de nos chevauchées sur nos coursiers écumants, nous étions bien fiers et toutes les jeunes filles se mettaient au pas des portes pour nous regarder.
C’était la guerre en un point précis et maudit de la planète. Ici, c’était la paix, en apparence, avec des heures calmes, des nuits étoilées, des journées sereines qui s’écoulaient dans la chaleur délicieuse du printemps. Et puis, ce fut le 28 mai, l’infâme discours du ministre français Reynaud, flétrissant le Roi des Belges, dénonçant la capitulation de l’Armée Belge. Le commandant du CISLA, le major Debatty, nous réunit devant la gare pour nous dire l’infamie de cette accusation et nous dicter une ligne de conduite digne et courageuse. D’ailleurs, la population ne nous manifesta aucune hostilité. Chacun passa la journée chez soi, en l’occurrence chez ceux qui nous avaient accueillis, à ressasser des pensées moroses. Nous entrions dans une période de folie incroyable ou les coups de théâtre les plus inattendus allaient détruire et ravager l’Europe, anéantir 50 millions d’êtres humains sans que notre petit groupe, insouciant quoique inquiet, puisse seulement en imaginer la plus infime partie. Il faisait beau et chaud à Limoux en cette journée du 28 mai et la petite ville se laissait déjà engourdir dans la torpeur d’un début d’été.

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